LE CLAN EPHRUSSI

 

Index des noms cités (avec n° des lettres)

BAUDRY 76 - BERARD 47 – BERNSTEIN 46 47 61 108 – BIZET 80 112 – BLOWITZ 65 – BONNAT 108 - BOURGET 50 61 73 81 94 - BURTY 57 -CAHEN d’ANVERS 78 61 101 108 – CARABY – CAMUS 111 - CARABY 60 - CERNUSCHI 38 44 81 – COPPEE - DEVOYOD - DREYFUS 46 81 – (Alexandre) DUMAS 65 – DURET - EARLE 38 – Charles EPHRUSSI 44 45 47 81 108 – Emilie (Porges-)EPHRUSSI – Ignace EPHRUSSI 47 81 - Macha EPHRUSSI 61 – Victor EPHRUSSI 65 110 – FERRY 73 - FOULD 47 110 – GANDERAX 61 78 80 81 112 - GOLDSCHMIDT 63 111 - GONCOURT 61 – GONSE 92 – GREENAWAY 99 - HEIMENDAHL 45 57 70 78 – KANN 47 - (Minna) LANDAU – MITSUI 73 113 - (Hélène) MONTEFIORE 108 – MOREAU 61 - de NITTIS 52 58 61 101 - PAIGNY 47 - PORGES 100 - POTOCKA 44 – RENOIR 47 – RUBINSTEIN 61 – SAINT MARCEAUX 112 - SCHLUMBERGER 81 – SICHEL 101 - SPITZER 50 – SPRINGER 84 - STERN 47 48 72 73 108 – STRAUS 81 92 - WORMS 102



C’est Cernuschi qui parle dans sa lettre du 27 décembre 1883 (lettre 23) du clan Ephrussi dont il était un intime.

1. Les Ephrussi de Paris à l’époque de cette correspondance formaient une famille d’une quinzaine de personnes (y compris les alliés) qui comptait dans le Paris chic de cette fin de siècle. Ils descendent tous d'un ancêtre commun : Charles Joachim (ceux qui ont écrit à Charles Deudon en caractères gras, - soulignés, ceux cités dans les lettres)  :

Descendance de Charles Joachim EPHRUSSI Odessa 1792 - Vienne 1864
1ère femme : Bella LÖVENSOHN

1.Léon EPHRUSSI † Paris  1877 == Minna LANDAU Brody 1824-Paris 1888  
        1.1 Jules EPHRUSSI Odessa 1846-Paris 1915 == Fanny PFEIFFER Vienne 1852-Paris1915
           sans descendance
        1.2 Ignace EPHRUSSI  Odessa 1848-Paris 1908 – sans alliance - sans descendance
        1.3 Charles EPHRUSSI  Odessa 1849-Paris 1905 – sans alliance - sans descendance
        1.4 Betty EPHRUSSI Odessa 1852-Paris 1873 == Maximilien Edouard "Max" HIRSCH KANN  
            1.4.1 Fanny Thérèse KANN Anvers 1870- Neuilly1917 (desc.)
                              == Théodore Salomon REINACH St Germain en Laye1860-Paris1928
 2 Ignaz EPHRUSSI Odessa1829-Vienne 1899  == Emilie PORGES Vienne 1836-Vichy 1900 
        2.1 Victor Tascha ritter von EPHRUSSI  Odessa 1860-Tunbridge (GB) 1945
                == Emmy Henriette  SCHEY von KOROMLA Linz  1879- Kövecses 1938 (Tchécoslovaquie)
           2.1.1 Elisabeth von EPHRUSSI  b: 2 décembre 1899 d.2001 (GB)== Henri de Waal
                     ( desc.)   
           2.1.2 Gisela 1904-1985 == Alfredo BAUER (desc.)
           2.1.3 Ignaz Leo Karl von EPHRUSSI  Vienne1906-?
           2.1.4 Rudolf von EPHRUSSI Vienne 1918-New-York1971 == Mary Raley (desc.)
        2.2 Stefan von EPHRUSSI env1856-env.1911
        2.3 Anna EPHRUSSI Odessa 1859-Vienne1889 == Herz von HERTENRIED

2ème femme Henriette HALPERSON 1822-Vienne1888

3 Michel EPHRUSSI Odessa 1845-Paris 1914 == Amélie Wilhelmine "Liliane" BEER 1850-1924
        3.1 Louise Nadine  Paris 1873-1888
        3.2 Louis Alexandre Paris 1878-1880
        3.3 Marie Juliette May Paris 1880-Vaux le Pénil 1964 == Ferdinand pce de Faucigny-Lucinge
4 Maurice EPHRUSSI Odessa 1849-Paris 1916 == Charlotte Béatrice de ROTHSCHILD 1864-1934
        (sans desc)
5 Thérèse Prascovie Bacha EPHRUSSI Odessa 1851-Paris 1911 == Léon FOULD 1839-1824
        5.1 Eugène FOULD == Cécile SPRINGER 1886-1905 (desc. FOULD-SPRINGER)
        5.2 Elisabeth FOULD 1889 == vicomte de la GOUBLAYE NANTOIS
6 Marie Macha EPHRUSSI Odessa 1853-Paris 1924  == Guy Maurice de PERCIN 1850-1916 (desc.)

[7 enfant mort-né, inhumé au cimetière juif de Währing à Vienne, 30.4.1859 - signalé par M. Georg GAUGUSCH]

Recherches et établissement de cette généalogie : Michel Goldschmidt avec son autorisation pour une reproduction partielle

*Ignaz Ephrussi : c'est lui qui fit construire à Vienne le palais Ephrussi qui existe toujours et est à présent le siège d'une administration, 14 Karl-Lueger Ring (photo, état actuel). Il réside à Paris 81 rue de Monceau, qui sera occupé dès 1880 par ses neveux Ignace et Charles Ephrussi - Hélène de Givry donne 1871 pour date de l'arrivée de Charles Ephrussi à Paris
* Maurice : Maurice Ephrussi est, dans les années 1860, propriétaire du château de Reux où il est inhumé - le château passe ensuite à la famille Rothschild (communication DdR. et http://perso.wanadoo.fr/reux/histoire.htm) - dans un roman paru en 2000 dont le titre est A défaut de génie, François Nourissier décrit le château de Reux et les hôtes qu'il y rencontra ( il fait un portrait saisissant de Philip Schey von Koromla)

J’ai le sentiment invérifiable qu’il y avait en fait deux clans Ephrussi : le clan des Jules-Charles et celui des Michel-Maurice. Le premier est intellectuel et artiste, il fréquente des salons réputés (comtesse Greffuhle, princesse Mathilde, les Straus) où il ne rencontre pas les Ephrussi de l'autre clan, c'est lui qui est cité à plusieurs reprises dans le Journal des Goncourt ; dans ce clan, on n’a pas de château mais des maisons de villégiature en France (les Albert Cahen d’Anvers, dont le frère Louis possède le château de Champs sur Marne) ou en Suisse (Fanny et Jules Ephrussi). Les collections d’œuvres d’art ne sont pas un placement, mais la satisfaction d’un goût personnel. Enfin, s’ils sont plutôt riches, ils n’ont pas une fortune écrasante. Le second est plus mondain et beaucoup plus fortuné, étonne Paris par des réceptions fastueuses, ne collectionne pas les peintres impressionnistes, possède de beaux châteaux et marie ses filles dans l’aristocratie française. Et les deux clans ne se fréquentent pas : jamais Fanny, dans ses lettres familières, ne mentionne Michel ou Maurice ou leurs épouses, les seules qu’on voit un peu sont Thérèse-Bacha et Marie-Macha.

Tels qu’ils sont, ces Ephrussi du clan cher à Cernuschi ont fait entrer Charles Deudon dans leur cercle, lui ont voué une amitié solide de plus de dix ans, amitié désintéressée aussi car Deudon n’était pas un client de la banque Ephrussi, tout ses papiers sont au nom de la banque Hottinguer. J’ignore tout à fait comment Charles Deudon recevait ces amis, il y avait certainement des invitations au restaurant, mais lorsqu’on voit les Jules Ephrussi recevoir Deudon deux ou trois fois par semaine, on imagine mal qu’il ait pu les recevoir avec la même fréquence. C’est l’avantage du célibat, on est très souvent invité si on offre suffisamment d’agrément

2. Les Ephrussi dans le Journal des Goncourt

Charles Joachim, l'ancêtre, a eu 6 enfants dont les naissances s'échelonnent de 1828 (env.) à 1853 ), des petits-enfants nés entre 1846 et 1853. Une remarque : les enfants du deuxième mariage (Michel, Maurice, Thérèse, Macha) sont plus jeunes ou aussi jeunes que leurs neveux (Jules, Charles, Ignace, Betty). Charles Joachim a bâti la fortune de sa famille sur le commerce des grains. Il n'a quitté Odessa où sont nés ses six enfants ainsi que les six petits-enfants de son premier mariage, que pour mourir à Vienne. La génération suivante s'installe à Vienne, continue à prospérer et la banque Ephrussi est fondée. Lorsque les succursales de Paris et de Londres sont ouvertes, ce sont des membres de la famille qui y sont envoyés pour les gérer d'où la présence de ce groupe Ephrussi à Paris entre 1875 et 1915. Les Ephrussi cités dans le Journal des Goncourt sont exclusivement ceux du groupe Jules et sa femme, Charles et Ignace, c’est-à-dire précisément ceux dont on va lire les lettres. Jules de Goncourt étant mort en 1870, seul Edmond a pu rencontrer les Ephrussi et en parler. Les deux frères Goncourt étaient résolument antisémites et ne s’en cachaient d’ailleurs pas : ils écrivent par exemple le 2 août 1866 " je n’aime pas les Juifs ". Ils n’en dédaignaient pas pour autant leurs salons, leurs réceptions et leurs petits fours. C’est donc avec tout ce que l’antisémitisme peut inspirer de haine et de mépris qu’Edmond fait un portrait complètement faux des trois frères Ephrussi. Il cite assez peu Fanny et rapporte seulement l’incident du 23 avril 1881 entre Fanny et Bourget ; il cite fréquemment ceux qu'il appelle les jeunes Ephrussi, Ignace et Charles. Goncourt a rencontré Charles, comme lui amateur d’art, japonaiseries et chinoiseries dans les ventes, les galeries, les musées, mais ils se sont rencontrés aussi dans les salons, ceux de Madame Jules Ephrussi, de la princesse Mathilde, de Madame Strauss, d’autres encore certainement, bien que je ne sois pas en mesure de préciser lesquels. C’est également chez Fanny Ephrussi que Goncourt et Charles Deudon se sont croisés.

Goncourt cite les Ephrussi les 2 décembre.1880, 25 mars, 22 avril et 15 juin 1881, 18 et 25 mars.1883, 20 août.1890, 31 janvier et 8 février 1894. Il les dépeint comme mal élevés, grossiers, intéressés. Un petit bémol à propos de Charles, dont il reconnaît un jour qu’il est bien élevé et vivant dans la meilleure société et qu’il serait proche d’un parfait gentilhomme, n’était un certain manque de tact. Jules Laforgue, poète et écrivain, avait une opinion toute différente : il a correspondu pendant dix ans avec Charles Ephrussi qu’il appelait le bénédictin-dandy et à qui il s’adresse avec respect et admiration. Après la lecture des lettres qu’ils ont adressées à Charles Deudon, le lecteur sera donc à même de porter un jugement personnel et objectif bien différent de celui de Goncourt.

Les Ephrussi de Paris au 19e s. méritent cette réhabilitation et ils ne sont pas ce qu’en a dit l’envieux Edmond : ils sont affables, cultivés, intelligents, artistes, etc… Bien sûr, ils sont riches et mondains, mais que je sache, Goncourt n’a pas écrit pour les classes laborieuses, et ils ne vivent pas en clan fermé, alors qu’ils pourraient y être poussés par l’antisémitisme montant de la fin du siècle.

Goncourt nous apprend en outre (15 juin 1881) que Jules le roux a une chevelure flamboyante, ce qui appelle un commentaire … impressionniste. Julius Meier-Graefe, critique d’art, a identifié les personnages du tableau Le déjeuner des canotiers (Renoir, 1880, collection Philips, Washington) et pour lui, l’homme en haut-de-forme, de dos à l’arrière-plan du tableau est Charles Ephrussi qu’il qualifie de banquier, ce qu’il n’était pas, même s’il venait d’une famille de banquiers, tandis que son frère Jules est banquier à part entière. Mais cet homme a une barbe… rousse (encore que cela dépende de la qualité des reproductions que j’ai pu consulter). On peut donc se demander, si l’homme à la barbe rousse est bien un Ephrussi, si c’est Charles ou Jules.
Charles Ephrussi
Renoir, Le Déjeuner des canotiers - coll. Philips 1881 (détail)

La photographie de Charles Ephrussi provient du site www.marcelproust.it, a cura di Gabriella Alù



EPHRUSSI Charles 1849-1905

Charles Ephrussi est né le 24 décembre 1849 à Odessa (Russie), mort le 30 septembre 1905 à Paris, non marié. Historien de l'art - étudie successivement la Renaissance italienne, Albert Dürer, vient enfin aux Impressionnistes en 1880, il en est ensuite collectionneur - acquiert puis dirige la Gazette des Beaux-Arts - a rencontré Marcel Proust au temps où celui-ci rédigeait son étude sur Ruskin et Proust se serait inspiré en partie de lui pour peindre Charles Swann en amateur d'art - un article de la Gazette des Beaux-Arts n°1468-1469, mai-juin 1991, développe cet aspect de la personnalité de Charles Ephrussi, vu par son secrétaire Jules Laforgue (Jules Laforgue et Charles Ephrussi, par Mireille Dottin-Orsini)
Madame Lesueur de Givry a publié une monographie
Charles Ephrussi et la Renaissance allemande (Ecole du Louvre, 2ème cycle , 2003-2004) - dans cette monographie on trouve non seulement une étude des travaux et publications de Charles Ephrussi sur le sujet mais aussi des détails biographiques le concernant, lui et sa famille- elle signale également la parution prévue à l'automne 2005 d'une notice sur Ephrussi dans le Dictionnaire des historiens de l'art actifs en France, notice à laquelle elle-même collaborera.

38. sans date, jeudi - en-tête Crawley's York Hotel - Londres

date probable 1875-1876 (les premières publications de Charles Ephrussi sur Dürer sont de 1877, l’étude de Cernuschi sur le Bi-métallisme est publiée à Londres en 1876 – source : http://www.paris.fr/musees/cernuschi/histoire_musee/vie_hcernuschi/bibliographie.htm


Mon cher ami,
Vous êtes un horrible homme et votre conduite est tout à fait détestable. Où sont les lettres que vous nous avez promises ? Il fallait nous écrire pour avoir de vos nouvelles. Est-ce gentil de votre part d'être si peu empressé avec ceux qui ont le malheur d'être éloignés de vous ?
Nous avons vu Earle plusieurs fois ; il a toujours été charmant pour nous. Demain, nous dînons chez lui. C'est un petit festin qu'il donne en l'honneur de Cernuschi auquel il a voulu présenter le Directeur de Pall Mall. Malheureusement, celui-ci n'a pu accepter l'invitation de notre ami, de sorte que le but ne sera pas atteint. Mais le dîner n'en aura pas moins été agréable et gai. Je vous <phrase interrompue >
Nous travaillons suffisamment, Cernuschi à son bi-métallisme et moi à Dürer. Le temps s'envole, on n'a pas un moment à soi. Cependant nous désirons vivement quitter les brouillards épais qui nous entourent. C'est là la plaie de Londres à pareille époque. Aujourd'hui il fait d'ailleurs beau et je me plains mal à propos, mais presque toujours tout est noir et humide.
Comment va Madame Bérard ? J'espère qu'elle est enfin remise de sa mauvaise indisposition. Nous avons été, autant Cernuschi que moi, fort indisposés de la savoir aussi souffrante. Si vous la voyez, elle et son mari, faites-leur, je vous prie, nos meilleures amitiés.
Bonjour, cher "Charles" (=), ne nous oubliez pas et recevez les sentiments affectueux de votre ami.
Charles Ephrussi

 

 



EPHRUSSI Fanny 1852-1915

Fanny Ephrussi est le personnage le plus attachant de cette correspondance. On verra dans les lettres qui suivent qu'elle était bonne, douce, spirituelle, intelligente et cultivée, bien différente du portrait que Goncourt fait des Ephrussi. Ralph Earle qui l'a rencontrée fait d'elle un portrait flatteur (lettre 21). Née le 7 février 1852 à Vienne, Schottenbasteï, Fanny Ephrussi est la fille de Joseph von Pfeiffer, anobli, conseiller auprès de la cour du Württemberg [königlisch württembergischer Hofrat] et de Fanny von Koenigswarter. Sa mère meurt deux semaines après sa naissance et Josef von Pfeiffer se remarie en 1855 avec Emilie Biederman et c'est celle-ci que Fanny désigne comme ma mère dans ses lettres de Vienne. Fanny est mariée une première fois en 1872 avec un cousin anglais et financier, Louis Moses MERTON, qui meurt ruiné (suicide ?) le 18.1.1874. Une coupure de presse nous apprend que la vente après décès des tableaux de Louis Merton a rapporté 921 F, rien de comparable avec les collections que feront les Ephrussi.
Elle épouse ensuite Jules Ephrussi le 2 juillet 1876 à Vienne. Elle n'a pas eu d'enfants, ni de Louis Merton ni de Jules Ephrussi. C'est un grand regret pour moi de n'avoir pas réussi à trouver son portrait, ni même aucune indication qu'il ait pu être fait
Fanny Ephrussi utilise un papier à lettre élégant orné d’un monogramme qui varie avec l’humeur et les années ; on en trouvera les reproductions ainsi que pour les lettres de Jules Ephrussi.

39. 26 octobre 1879, [samedi] - 4 Amalienstrasse, Vienne

Cher Monsieur,
Votre lettre m'a fait le plus grand plaisir et je vous en remercie mille fois. Tous les détails que vous me donnez m'ont naturellement vivement intéressée et vous me tranquillisez beaucoup en me disant que les plafonds de l'antichambre soit réussi (=), j'avais toujours eu des doutes sur son compte. Si j'ai un reproche à vous faire, c'est que vous parlez des autres, mais en oubliant de me donner des nouvelles sur vous-même. J'espère que c'est bon signe et que vous allez bien. Je sais du reste que vous avez fait plusieurs visites à la campagne. Quant à nous, je ne puis vous en dire beaucoup. Jules continue à perdre sa taille svelte et tous deux, nous allons très bien. Je mène une vie assez occupée ; la matinée se passe habituellement à surveiller l'emballage, après dîner, il y a une foule de courses et les soirées sont occupées soit par le théâtre, soit par ma famille. Vous voyez que les folles gaietés ne jouent aucun rôle dans ma vie actuelle. Pourtant le temps passe avec une rapidité vertigineuse et le moment des adieux arrivera avec une rapidité qui m'effraie. Nous pensons être à Paris entre le 18 et 20 novembre et je serai bien contente de revoir ma famille et mes amis, au nombre desquels vous vous rangez naturellement en première ligne.
Pour le livre dont je vous ai parlé cet été, il m'a été impossible de l'avoir ni en anglais ni en français, la traduction n'existant pas. Ce que vous me dîtes de Nana* ne m'encourage guère à le lire et je crois que je suivrai la vieille maxime : dans le doute... Comment trouvez-vous "Les rois en exile ?" (=). Je ne l'ai pas encore lu, mais il paraît que les notions géographiques de Monsieur Daudet sont plus que vagues ! ! !
Je vous quitte pour aujourd'hui. Il ne me reste qu'à vous dire que Jules me charge de mille amitiés pour vous. Au revoir et à bientôt. Yours truly*.
Fanny Ephrussi.

*Nana : roman de Zola paru en 1879.
*Yours truly. : Fanny utilise fréquemment cette formule, peut-être par anglomanie, courante à cette époque, mais certainement aussi parce qu'elle a été mariée 2 ans à un anglais, Louis Merton et que l'usage de l'anglais lui est naturel. Elle parlait au moins 3 langues : l’allemand, l’anglais, le français


40. 29 mars 1880 (cp), lundi

Cher Monsieur,
Vos nerfs sont-ils forts ? Vous sentez-vous assez de courage pour accepter deux invitations à la fois ? J'espère bien que oui, car je compte sur vous samedi prochain pour aller avec nous aux Etrangleurs (loges 15 et 17) et pour dîner chez nous avec quelques amis mercredi le 7 [avril]. Soyez gentil et envoyez-moi vite un double oui. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.


41. [5 probable] avril 1880, lundi (cp effacé) - 68 rue du Faubg St Honoré

Voilà, cher Monsieur, votre fauteuil pour samedi au Gymnase. Vous me devez la somme de 8 frs ce que je vous dis de ma voix la plus aimable pour ne pas vous fâcher.
Espérant vous voir bientôt, je vous serre la main et vous souhaite un bon amusement pour ce soir.
Fanny Ephrussi.

42. - sans date - jeudi - [29 avril 1880?] par rapprochement avec la lettre 117 Heimendahl, 28.4.1880

Cher Monsieur,
Maman* vient de me dire que vous ne venez pas dîner ce soir. J'espère bien que ce n'est que par précaution et que vos yeux ne vont pas plus mal. Donnez-moi de vos nouvelles par le porteur de ceci. En fouillant ce matin dans une armoire, j'ai trouvé le petit porte-allumettes que je vous envoie ci-joint. Autant qu'il m'en souvienne, celui qui orne votre bureau a grand besoin d'être remplacé, celui-ci vous semble-t-il digne de cet honneur ?
Soignez vous bien et à bientôt, j'espère. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

* Maman : la deuxième femme de son père, Emilie Biederman.


44. 14 juillet 1880 [mercredi] - 33 Lainzerstrasse, Hietzing près Vienne (Autriche)

Cher Monsieur Deudon,
Vous avez mille fois raison, l'amour de Vera pour Corrèze est stupide, et je trouve en général que le personnage de Corrèze est le moins réussie (=) de tout le livre. La fin aussi ne me satisfait guère, je la trouve par trop naïve et cette idylle m'a fait un peu sourire. Mais le milieu dans lequel tout le roman joue est admirablement rendu. J'espère que vous avez reçu le dernier volume, je vous l'ai fait expédier avant-hier.
Je vous remercie beaucoup de votre lettre qui m'a fait bien plaisir. Je suis vivement touchée de ce que vous pensez si souvent à moi et je vous assure que je vous ai en très bon souvenir. Aussi, j'espère que vous viendrez nous rejoindre en Suisse vers le 20 du mois prochain. Jules vous a sans doute tenu au courant de tous les faits de son séjour à Hietzing, vous savez donc que les noces* d'argents (=) de mes parents ont été fêtées en famille, par suite d'une maladie grave d'une cousine de ma mère qui malheureusement est morte depuis. Comme bien vous pensez, j'ai assisté à des scènes navrantes et je ne veus (=) pas vous faire une description de la désolation de toute la proche famille de la défunte. Depuis le commencement de la semaine, je mène une vie très fatigante, surtout par la chaleur toute tropicale que nous avons. J'ai été faire des visites dans les environs et en ville et je rentre toute exténuée le soir. Néanmoins, je supporte tout cela très-bien et je n'ai pas eu une seule migraine depuis le voyage car mais j'en ai eu une horrible en route. Nous pensons partir pour le Tyrol Lundi prochain, et je vous prie d'adresser toute lettre qui partirait après Dimanche prochain à Landro, près Toblach*, Vallée d'Ampezzo, Tyrol. J'espère que vous n'attendrez pas de nouveau quinze jours pour m'écrire et je vous rappelle votre promesse, que j'ai par écrit, de me donner une description de la fête nationale. Je vous dois encore mille remerciements de votre bonté pour Jules, car il me dit que vous voulez bien lui tenir compagnie, ainsi que Cernuschi, ces jours-ci où il ne peut pas sortir. J'espère que cela n'est rien, comme il me le dit, mais je ne suis pas tranquille et je viens d'envoyer une dépêche pour demander si je ne ferais pas mieux de venir à Paris.

J'ai de très bonnes nouvelles de ma belle-mère qui a supporté le séjour à Berlin bien mieux que je ne l'avais pensé. Je crois que les honneurs de Charles y sont pour beaucoup. La réception qu'on lui a fait a aussi été charmante et il m'écrit même que l'on a fait des efforts pour le décider à accepter un poste à Berlin. Quant à Ignace, il est dans son élément, et je suis sûre qu'il n'en est plus à compter ses conquêtes… imaginaires. Dans sa dernière lettre, il déplore le départ de la comtesse Potocka* et il raffole d'Alexandre Dumas. Qu'est-ce que cela sera l'hiver prochain, si lui aussi ne parlera (=) que de l'affaire Clémenceau !
Le tableau que vous me faites de votre séjour à St Moritz est vraiment désolant et je vous pleins (=) de tout mon cœur, puisse le ciel vous envoyer au moins M. Schloss* ! Sérieusement parlant, je crois que vous vous amuserez tout autant que l'année dernière, si c'est aussi d'une autre manière, je pense que vous grimperez beaucoup et je vous assure que je connais peu de sentiments que je puisse comparer à celui d'être au sommet d'une montagne, de voir autour de soi tous ces géants couverts de neige et de glace, au dessous les prairies verdoyantes et les beaux lacs. Vous voyez, rien que d'y penser me rend toute poétique. Mes frères sont déjà partis pour faire une petite tournée dans les montagnes et nous rejoindront à Landro.
Le jour de votre départ est-il déjà fixé ? Noubliez (=) pas de me donner votre adresse dans votre prochaine lettre que j'attends sous peu. Imaginez vous comme c'est drôle, le jour de notre départ, j'assisterai aussi encore (=) à un mariage qui sera célébré dans la matinée tout comme à Paris, je porterai la même toilette qui a eu le don de vous plaire. Emportez- vous des habits à éblouir le monde à St Moritz ? Nina a été vivement touchée de votre bon souvenir, elle vous tend une patte et tâche de maigrir pour vous être agréable. Je vous prie de faire mes meilleurs compliments à l'ami Cernuschi. Je vous souhaite un bon voyage et un heureux succès de votre séjour dans l'Engadine. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*noces d'argent : celles du deuxième mariage de son père (1.7.1855 Ulm avec Emilie Biederman,JS), Fanny la considère comme sa mère
*Toblach : aujourd'hui Dobiacco dans le Haut Adige, province de Bolzano - Gustav Mahler y a sa statue, ayant fait des séjours à Toblach, mais vingt ans après Fanny Ephrussi - Landro n'a pas changé de nom
*
 La comtesse Potocka  est née princesse Pignatelli di Cerchiara, Naples, le 10 octobre 1852 - elle épousa à Londres (1870), le comte polonais Félix-Nicolas Potocki (Tulczyn (Podolie Ukraine), 16 [5] février 1845 — Paris, 16e, 3 juin 1921), héritier d’une vaste fortune,  naturalisé français (1905) - ils  vivaient chacun leur vie personnelle, le comte allant à la chasse et la comtesse tenant salon, mais ne divorcèrent jamais. On consultera avec profit le lien http://www.cairn.info  reproduction non autorisée)
* M. Schloss : non identifié, éventuellement lié au collectionneur Adolphe Schloss ?


45. 29 juillet 1880 [jeudi] - Landro par Toblach - Ampezzothal, Tyrol, Autriche

Cher Monsieur,

Je ne sais vraiment plus c'est moi ou vous qui a écrit le dernier, mais il me semble que je ne vous ai pas encore remercié pour le journal que vous m'avez envoyé. Il m'est parvenu avec vos lignes peu de jours avant mon départ et je l'ai lu avec beaucoup d'intérêt. J'espère que ma lettre vous est aussi parvenue et que vous me donnerez bientôt de vos nouvelles. et Afin que vous ne soyez pas sans un membre de la famille Ephrussi, il parait qu'Ignace veut venir vous rejoindre sous peu. Je vous prie de me dire franchement comment vous le trouvez. Jules m'écrit qu'il est assez satisfait de lui et ses nerfs paraissent plus calmes. S'il a l'intention d'aller en Autriche, tachez de l'en dissuader, j'ai pour cela des raisons spéciales que je vous dirai verbalement.
Nous sommes ici un peu plus qu'une semaine, et la fraîcheur après les chaleurs affreuses de Vienne sont est délicieuse. Je pense rester ici jusqu'au 18 août et me diriger ensuite sur Interlaken où je dois retrouver ma belle-mère*. Le voyage est un peu long, car il me faudra coucher à Munich et à Zurich, mais il n'y a pas moyen de faire autrement. Charles est à Vienne et nous tâcherons de combiner un rendez-vous, mais je ne suis pas sûre du succès de nos peines et à la fin des fins, je crois que je voyagerai seule avec Anna et Nina. Tant pis.
Le pays ici est adorable et surtout la forme des Dolomites et la couleur toujours changeante à chaque heure et par chaque temps donne un charme tout particulier au tableau. Nous faisons de nombreuses excursions soit à pied soit en voiture, mais je n'ai pas encore fait de grande partie à pied. La compagnie laisse beaucoup à désirer, se composant presque exclusivement de Prussiens et l'élément féminin dominant d'une manière peu agréable. J'ai même déjà brisé plusieurs lances pour la France et pour la République. Je crois que ces petits bourgeois m'ont en sainte horreur, mais j'en fais mon deuil facilement.
Maman m'a envoyé une lettre de Mme Heimendahl* dans laquelle elle lui demande de vos nouvelles. Ecrivez-lui donc afin que votre lettre parte soit le 5, soit le 20 de Bordeaux. Son adresse est 193 rue Rivadavia, Buenos-Aires, République Argentine via Bordeaux. — Vous savez sans doute que "Hélène" *(=) se marie le 3 août, j'ai l'intention de lui lancer une dépêche.
J'espère avoir de vos nouvelles avant mon départ. Où viendrez-vous nous rejoindre ? Recevez, cher Monsieur, l'expression de mes sentiments amicaux.
Fanny Ephrussi.
Inutile de vous prier de ne pas montrer ma lettre à Ignace

*Minna Landau, 1824-1888, femme de Léon Ephrussi, mère de Jules, Charles, Ignace et Betty - inhumée à Paris cimetière Montmartre
*Hélène : Hélène Montefiore qui épouse un de Ricci (lettres 108 et 151)
* Mme Heimendahl : voir lettre 117, Les Relations mondaines

46. 11 août 1880, vendredi - Landro par Toblach, Vallée d'Ampezzo, TyrolCher Monsieur,
Vous êtes tout ce qu'il y a de plus gentil et je tiens à vous le dire. D'abord, parce que vous avez écrit à Jules pour avoir des nouvelles de sa santé, et puis de m'écrire une si longue lettre. J'ai lu avec plaisir que l'Engadine vouscharmait comme l'année dernière et je ne doute pas que ce séjour dans ce pays idéal vous fasse beaucoup de bien. Une lettre de Mme Dreyfuss* (=) m'apprend que son mari et Bernstein sont allés vous rejoindre, leur faites vous les honneurs ? ou bien trouvez vous cette tâche trop lourde ou trop … ennuyeuse ? Je connais votre goût pour la solitude et je vous vois d'ici cherchant les sentiers déserts et le fond des bois. Je regrette que vous ne soyez pas à Landro, vous trouveriez de quoi satisfaire votre goût. Il y a toujours beaucoup de monde ; mais presque toujours, Diogène aurait beau allumer sa lampe, il ne trouverait rien. Pourtant, je dois avouer que j'ai trouvé moyen d'avoir "a regular little flirtation". Etes-vous scandalisé ? Rassurez vous, c'était très innocent et j'ai tenu Jules au courant de tout. L'amusement a aussi été de courte durée, car le jeune homme en question (un ami de collège de mon frère) est reparti depuis longtemps.
Sérieusement parlant, je suis très satisfaite de mon séjour et enthousiasmée du pays, qui gagne à être connu. Nous avons fait de grandes excursions et de petites promenades délicieuses et le temps ne m'a pas paru trop long, quoique je sois séparée de Jules. Aussi, je marche beaucoup, de 15 à 20km par jour, ce qui me réussit parfaitement. Aussi je n'ai eu que une faible migraine pendant tout mon séjour. Maintenant, je me prépare à faire mes malles, car je pense partir lundi prochain pour aller rejoindre Charles à Münich. Nous voulons y rester un ou deux jours et puis nous allons rejoindre ma belle-mère à Lucerne. Elle va assez bien et Plombières lui a mieux réussi que jamais, à ce qu'il me semble. Je ne sais trop combien de temps nous resterons à Lucerne même, mais il est très probable que nous restions dans ces parages jusqu'à la fin du mois. Dans tous les cas, Jules viendra nous y retrouver dans quinze jours. Et vous, cher Monsieur, avez vous toujours l'aimable intention de vous joindre à notre caravane ? J'espère bien que oui, et je vous prie de m'écrire à l'hôtel Schweitzerhof, Lucerne, pour me dire à quelle époque vous voulez venir, je vous dirai où vous pourriez nous donner rendez-vous. Ignace est chez ma belle-mère qui est très satisfaite de sa santé (à lui), mais je ne saurais vous dire s'il viendra encore à St Moritz, étant complètement ignorant (=) de ses plans. Avez-vous reçu ma lettre qui s'est croisée avec la vôtre ? Nous avons un temps si froid, ici, que le thermomètre ne monte presque jamais au-dessus de 10 degrées (=), et le matin, il y a souvent 3 ou 4. Nous avons eu pas mal de pluie et je lis beaucoup dans ces moments-là. Je n'ai pas encore commencé vos livres, car je pioche encore mon histoire des mœurs romaines, ce qui est trois énormes volumes, mais dès que j'aurai achevé cet (=) œuvre, je prendrai l'essaie (=) on Liberty. Ma lecture actuelle m'intéresse vivement et je vous raconterai différents usages qui, j'en suis sûre, vous frapperont comme moi, par leur analogie avec les nôtres. Je sais fort peu de tout ce qui se passe en dehors de notre vallée, et je m'en réjouis, c'est si bon de se reposer parfois de tous les potins, de toutes les bagatelles, enfin de toute la futilité humaine pour rester en tête-à-tête avec la nature qui n'est jamais banale - et qui vous rafraîchit l'âme et le cœur. Néanmoins, je prends le plus vif intérêt à tout ce qui concerne mes amis, et je compte aussi sur une prompte réponse de vous, aussi détaillée que la dernière. Avez-vous eu des nouvelles de Cernuschi? Si oui, dîtes moi donc où il est, et s'il est satisfait de son voyage. J'oubliais de vous dire que j'ai fait faire le portrait de Nina par un jeune peintre allemand. Si ce n'est pas très beau comme tableau, c'est certainement parfait comme ressemblance. Vous verrez cela à Paris. Et maintenant je vous quitte en vous priant de dire mille choses de ma part à Dreyfuss et à Bernstein. Amusez-vous bien et croyez à mes sentiments de sincère amitié.
Fanny Ephrussi.

* Mme Dreyfuss : Madame Gustave Dreyfus - Gustave Dreyfus, ami de Charles Ephrussi, a participé à l'exposition de 1879, Dessins de Maîtres anciens -

47. 24 août 1880 [mardi], Hôtel National, Lucerne

Cher Monsieur,
Je suis tellement furieuse contre vous, que je tiens à vous le dire tout de suite. Aussi je rétracte tout ce que j'ai pu vous écrire d'aimable dans mes lettres précédentes. Comment, c'est ainsi que vous tenez votre parole ! Vous voulez venir nous rejoindre sur le lac de Côme " pour quelques jours " ? En voilà une idée ! Et notre voyage en Italie avec la rentrée commune à Paris, l'avez-vous oubliée, ou bien n'en voulez-vous plus ? ! Vous savez bien que votre santé n'est pas une excuse car l'année dernière, nous avons fini par vous mettre toujours de belle humeur, et j'espère que notre influence n'aura pas diminuée ! Je suis du reste bien certaine que vous ne nous quitterez plus, si vous venez nous voir. Ce que vous dîtes de vos nerfs ne m'étonne pas, car vous êtes déjà très longtemps sur les hauteurs de l'Engadine, et après un certain temps, l'air pur et léger devient trop excitant. Je crois donc que, loin de prolonger votre séjour là-bas, vous devriez en finir et faire un petit tour dans les environs moins hauts. Vous voyez que je ne suis pas égoïste dans mes conseils, car je ne vous dis plus de venir nous rejoindre. Votre excursion sur le Piz Nair a du être très belle, et j'aurais bien voulu être de la partie. Je suis parti (=) de Landro le 16 après avoir fait une charmante excursion de deux jours dans les vallées voisines. Mon père m'a accompagné (=) un bout de chemin et j'ai continué seule avec Anna et Nintscherl* jusqu'à Munich où Charles m'attendait à la gare. Je l'ai trouvé un peu fatigué par l'air des villes et la chaleur, mais encore plus gros et de très belle humeur. Nous avons passé le mardi à courrir (=) les galleries (=) et les musées qui sont splendides à Munich, et puis nous avons visité quelques marchands de bibelots, comme bien vous pensez, mais sans trouver grand chose. Mercredi, nous avons continué notre voyage par Lindau, le lac de Constance et Zurich, mais sans nous arrêter, et
nous sommes arrivés ici en parfait état. Ma belle-mère qui nous attendait à la gare a assez bonne mine et se porte beaucoup mieux, la petite Fanny* a grandi et ne gêne plus du tout, et Mlle Bernstein est plus sèche que jamais. Je pense qu'elle va nous quitter sous peu et avant que nous prenions notre vol vers le sud. Quant à Jules, il part ce soir de Paris et je grille d'impatience de le revoir. Aussi, trouverez-vous une certaine nervosité dans ma lettre, de laquelle il ne faut pas m'en vouloir. Pensez donc qu'il y a plus de sept semaines que nous ne nous sommes vus. Aussi, je vais à Bâle à sa rencontre. Charles m'accompagne de nouveau, car il doit prendre des notes aux Archives là-bas. Nous partons à 1.30, nous y passons la nuit, et je vais demains (=) à 6 heures du matin à la gare pour monter dans le train de Jules et continuer le voyage avec lui jusqu'ici. Ignace a écrit aujourd'hui de Bozen. Il est allé à Winsbach "chez les amis" et doit rentrer de là à Paris pour aller après chez les Bérard. Charles vous remercie des nouvelles que vous lui donnez d'eux, il a écrit à M. Bérard ces jours-ci. Charles a aussi reçu une lettre de Renoir qui lui demande de vouloir bien écrire à Louise* pour savoir à quelle époque il pourra faire portrait d'Alice. Il parrait (=) très occupé. A ce qu'il semble, il désire exposer le portrait d'Irène au Salon de l'année prochaine et il a joliment raison. A ce que j'apprends, le portrait de Mme Eugène Fould* est aussi une merveille. Votre protégé vous fait honneur. Nous n'avons pas encore de plan bien arrêté pour la prochaine quinzaine, nous attendons Jules pour le fixer. ; dans tous les cas, nous espérons être à Bellaggio le 8 septembre, mais nous ne savons quel chemin prendre pour y arriver. Dès que tout sera décidé, l'un de nous vous enverra un plan de campagne. Rien de nouveau à Paris. Tous les Foulds sont à Trouville, les Sterns à Ville d'Avray, où Jules a passé ses dimanches depuis la rentrée d'Ernesta. J'ai lu l'autre jour que l'on donnerait le mois prochain un opera d'Albert Cahen au Comique. Pourvu que cela ait du succès, je le désire surtout pour Lulia (=). Paigny (?) vous a-t-il donné de ses nouvelles ? Je crois qu'il a été à Gérardmer. Je vois que vous avez fait de nombreuses connaissances, est-ce cela qui vous charme à St Moritz ? Surtout les Kann* (pas Kahn) sont dans vos bonnes grâces, quel (=) concurrence pour mes vendredi (=) ? !!!!! Aujourd'hui, j'espère que vous ne trouverez pas ma lettre trop courte. Je vous remercie de vos deux dernières et je compte sur une troisième qui sera aussi plus détaillée mais plus aimable pour nous autres, c'est-à-dire que vous me direz que vous restez plus longtemps avec nous. Ma belle-mère et Charles se joignent à moi pour vous envoyer nos meilleures amitiés.
Fanny Ephrussi.
Mille choses à Bernstein. 

* Anna : Jules Ephrussi a une cousine germaine, Anna fille d'Ignaz Ephrussi qui aurait tout juste vingt ans, mais ne voyagerait sans doute pas sans sa mère, aussi je pense qu’il s’agit plutôt d’une femme de chambre, peut-être autrichienne
* Nintscherl : la chienne Nina
* la petite Fanny : Fanny Thérèse Kann fille de Betty Ephrussi et Edouard Maximilien Kann, petite-fille de Minna Landau et qui épousera dans dix ans Théodore Reinach, l'archéologue
*Louise : Louise Morpurgo, femme de Louis Cahen d'Anvers - les Louis Cahen d'Anvers ont fait faire par Renoir les portraits de leurs trois filles, Irène, Elizabeth et Alice (les petites Cahen d'Anvers)
* Madame Eugène Fould : Renoir a peint les portraits de Mme Eugène Fould (la mère) et de Madame Léon Fould (la jeune), qui est Thérèse Prascovie Ephrussi, tante de Jules Ephrussi (lettre 115)
* Kann : famille alliée à la fois aux Ephrussi et à certains de leurs amis - Betty Ephrussi (sœur de Jules) a épousé Maximilien Edouard Kann et ils sont les parents de Fanny Thérèse - voir également Marie Warchawsky, mariée à Edouard Jacob Kann.

48. 22 octobre 1880 - 68 rue du Faubourg St Honoré

Cher Monsieur,J'apprends avec regret que vous avez été griffé par un chien ; êtes-vous bien certain que c'était un chien ? Nina n'aurait jamais fait une chose pareille. Dans tous les cas, j'espère que toute trace aura disparu Lundi et que vous pourrez venir dîner chez nous (à 7½ heures) avec les Stern et quelques amis.
J'attends une réponse affirmative et vous prie de croire à mes meilleurs sentiments.
Fanny Ephrussi.

 

50. sans date - samedi [23 avril 1881*] - vignette "Avis" carte et enveloppe

Cher Monsieur,
Pourquoi n'êtes-vous pas venu hier*, vous vous seriez amusé de voir et d'entendre ma conversation avec Bourget, après nos constatations de jeudi soir. J'espère que ce n'est pas votre santé qui vous a empêché de venir. Je vous envoie ci-joint votre livre et "La duchesse de Langeais". Notre expédition chez Spitzer* est fixée pour lundi et le rendez-vous est chez nous entre 1 heure et 11/2 heures. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi..

*hier : donc le vendredi 22 avril (le vendredi est le jour de Fanny) - Goncourt rapporte que ce jour là, Bourget était chez les Ephrussi et s'était écrié : " Je sens que je vais mourir ici ! ", Fanny lui avait répondu : "Pas chez moi, je vous prie", d'où son regret que Charles Deudon n'ait pas été là pour en apprécier cette boutade
*Spitzer : collectionneur autrichien d'objets d'art - AD mentionne des ventes vers 1881



51. [3 janvier 1881], mardi

Cher Monsieur,
Vous êtes toujours si aimable pour moi, que je viens vous tourmenter avec une prière, bien indiscrète. Seulement, si cela vous est désagréable, dites-le moi franchement, et je retire ma requête. Pouvez-vous et voulez-vous m'avoir une loge pour la première de Jack* à l'Odéon ? Je crois que la première est vendredi et je voudrais tant y aller. Vous m'avez offert de me conduire à la première de Charlotte Corday, avez-vous les mêmes facilités pour Jack ? Je l'espère. Mais (car il y a toujours un mais dans ce bas monde), ma prière n'a de consistance (=) que si la première et (=) vendredi ou la semaine prochaine, car samedi, j'ai du monde à dîner et je ne pourrais les mettre à la porte. J'espère que je ne vous ennuie pas trop et que vous ne m'en voudrez pas d'être si indiscrète. C'est votre faute, vous m'avez trop gâtée. Mille amitiés et merci d'avance.
Fanny Ephrussi.

*Jack : pièce de Daudet dont la première a eu lieu le mardi 11 janvier 1881 (Goncourt)

 

52. [5 février 1881] samedi (date probable) - vignette "Au Revoir", carte et enveloppe Cher Monsieur,
J'ai oublié hier de vous prier de venir dîner chez nous lundi, le 7 février à 7½ heures, nous comptons sur vous. Nittis* que j'ai vu ce matin, est très étonné de n'avoir pas encore eu votre visite, avis au lecteur. Gerfaut me plaît beaucoup et je vous en remercie. Je vous serre la main.
Fanny Ephrussi.

*Nittis, Giuseppe de (1846-1884) : peintre et graveur italien, peintre des élégances parisiennes (Ricatte) - ami de Burty, d'Edmond de Goncourt dont il fait plusieurs portraits - voir les différentes publications et la thèse de Mme Manuela Moscatiello (Le japonisme de Giuseppe  de Nittis, Université IV, Paris Sorbonne, 2007).

 

53. 31 mars 1881, jeudi - (date probable, ci) - vignette "Attention "

Cher Monsieur,
J'espère que vous êtes bien arrivé et que le voyage vous a fait du bien. Je viens vous prier de venir dîner chez nous samedi le 2 avril. Vous êtes libre, n'est-ce pas ? Je compte sur vous. A ce soir et mille amitiés.

 


53bis. sans date - samedi [30 mai ou 6 juin 1881, cx] - vignette "Recommandation"

Cher Monsieur,
J'ai complètement oublié hier soir de vous prier de venir dîner chez nous lundi le 8 juin [1881]. Comme je crains un manque de mémoire pour demain aussi, je vous envoie ces quelques lignes afin de vous convier à la fête. Je compte sur votre présence et j'espère que cela ne sera pas le monde où l'on s'ennuie*. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*Le monde où l'on s'ennuie : allusion à la pièce d'Edouard Pailleron, créée en avril 1885



54. 8 juin 1881, mercredi (cp) - (1887 possible) - vignette "Prenez garde !"

Cher Monsieur,
Merci pour le livre que je n'ai encore pu lire, ayant eu hier une de mes mauvaises migraines. Avez-vous reçu la pomade (=) ? Vous m'avez demandé l'autre jour si j'avais des billets pour le concert au Trocadéro. On vient de m'en envoyer, en voulez-vous un ? Vous voyez combien je suis indiscrète, mais je vous ai prévenu de "prendre garde". Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.


55. sans date [mai-juin 1881] - vendredi

Cher Monsieur,
Voilà deux fois que j'oublie de vous demander si ma pomade (=) a eu des résultats satisfaisants. J'espère que oui et je vous envoie ci-joint une seconde édition que j'ai fait faire avant mon départ et qui me paraît bien réussie.
Je compte absolument sur vous ce soir. Au revoir donc.
Fanny Ephrussi.


56. 27 juin 1881, lundi - pneumatique

Cher Monsieur,
Ainsi que vous le savez sans doute, nous ne sommes pas parties hier et le voyage est remis à Jeudi. Si vous n'avez rien de mieux à faire, venez donc dîner chez nous ce soir, mais sans habit, nous sortirons peut-être un peu après dîner. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.


57. 2 novembre 1881 [mercredi] - Grand Hotel, Vienne, Autriche.
.

Cher Monsieur,
Merci mille fois de penser à moi et de m'envoyer tous les journaux que j'ai lus avec beaucoup d'intérêt. Les dissertations de Robinson dans le Times, et le procès pour la chaise volée m'ont également amusée, chacun dans son genre. Heureusement que tout finit de bonne heure dans ma ville natale, de sorte que j'ai un peu de loisir en rentrant, car sans cela je ne pourrais rien faire, tellement je suis bousculée. Dès 10 heures du matin, ma famille ou mes amis intimes viennent me voir et j'ai du monde jusqu'à midi. Alors, je dois m'habiller vite pour aller déjeuner chez mon père ou en ville ; à deux heures, ma mère et moi, nous sortons pour faire des visites ou les courses et je ne rentre chez moi que vers cinq heures. Commes (=) l'on dîne partout entre 5½ et 6 heures, vous pensez bien que je n'ai que juste le temps de changer de robe et d'aller dîner. Après cela, il y a le théâtre, le thé chez ma mère et tout cela est terminé à 10½ ou 11 heures au plus tard. C'est alors seulement que j'arrive à lire mes journaux français, et s'il y en a un qui vient de vous, c'est par celui-là que je commence.
Dans tout cela, je ne vous ai pas encore dit combien on me gâte, c'est parfaitement ridicule, surtout parce que tout le monde me répète sur tous les tons que je suis devenue si jolie. Préparez vous donc à me dire quelques dures vérités à mon retour pour me remettre en équilibre, car je sens que je vais être un peu grise à mon retour à Paris. Sera-ce de tous les compliments que l'on me chante, ou de plaisir de retrouver Jules et mes amis de là-bas ? je vous laisse à vous le soin de résoudre cette question. Dans tous les cas, je ne vois que maintenant combien j'ai pris racine à Paris, et c'est bien certainement grâce à l'amitié dont je me vois entourée.
Mes parents et mon frère, qui m'ont beaucoup demandé de vos nouvelles, me chargent de leurs meilleurs compliments pour vous. J'espère avoir bientôt de vos nouvelles, et que la lettre que vous voulez m'écrire ne tiendra pas trop longtemps compagnie à celle que vous destinez depuis si longtemps à Mme Heimendahl. Yours truly.
Fanny Ephrussi.


58. 7 novembre 1881 [lundi] - Vienne, Grand Hôtel -

Cher Monsieur,
Vos deux lettres m'ont fait le plus grand plaisir et je vous en remercie beaucoup. Surtout votre sollicitude pour votre prochain retour m'a beaucoup touchée et je pense bien que vous ne choisirez pas le moment de ma rentrée pour aller vous enterrer à St Clair. Vous auriez d'autant plus tort, que je me réjouis d'avance de vous raconter les péripéties de mon séjour à Vienne. Si vous me voyiez dans le tourbillon de fêtes que l'on me donne, vous ne retrouveriez pas du tout la femme sérieuse et souvent de mauvaise humeur que vous connaissez, dans l'horrible "flirt" et le bout-en-train (=) de partout. Mais je vous promets de redevenir raisonnable dès que j'aurais passé la frontière française. Ici, il n'y a vraiment pas moyen d'être sérieuse, lorsque j'entends répéter tout le temps les compliments les plus stupides, ou bien lorsque avec mes amies et camarades, nous déterrons les souvenirs drôles. Hier, par exemple, mon petit flirt de Landro a dîné chez mes parents et nous avons tant ri avec lui, mes frères et l'ancien professeur de mes frères, à propos d'une excursion commune de l'année dernière, que chacun a fini par pleurer, n'en pouvant plus. Cela vous aurait paru bien niais sans doute, mais c'est si bon d'être franchement bête de temps en temps. La réalité est presque toujours trop tristement raisonnable.
Avez-vous lu l'horrible assassinat à Châlon* ? C'est épouvantable et je crains fort que l'on ne trouve pas le coupable. Vous voyez que je lis toujours les journaux français, mais c'est ma seule lecture ici. J'ai vu que Burty a été nommé inspecteur des beaux-arts (=) et j'espère qu'il est satisfait. Vous savez que je n'ai pas beaucoup de sympathie pour lui. Jules me dit que Mme de Nittis est plus souffrante encore que ces derniers temps, j'espère que ce n'est rien de grave ; elle m'a écrit une toute petite lettre dernièrement !!! Imaginez-vous que j'ai vu ici un singe chef d'orchestre, jugez de mon émotion, seulement il était en vieux Vienne et non en Saxe. J'avais pris sur moi de faire vos compliments à mes parents à la réception de votre première lettre et comme je vois que j'ai bien fait, je les leur ai réitérés aujourd'hui. Ils vous envoient mille bons souvenirs, j'y joins les miens avec mes meilleures amitiés.
Fanny Ephrussi.

* l'assassinat de Chalon : le crime a été commis le 1er novembre 1881 à Chalon-sur Sâone, la victime étant décédée le 4/11/1881 à l’hôpital de Chalon. Il s’agissait de Armand Frédéric MARX, 27 ans, substitut du Procureur au TGI de Chalon. Le malheureux a été littéralement massacré, toutes les blessures sont à la tête et l’arme aurait été un coup de poing américain - le meurtrier a peut-être été arrêté à Chaumont (proche Le Creusot).
(mai 2009 - autres infomations attendues)


59. 31 décembre 1881 [samedi] - avec enveloppe

Cher Monsieur,
J'avais espéré toute la journée que vous viendriez me voir ainsi que vous me l'aviez promis.. J'aurais tant voulu vous remercier de vive voix de vos ravissantes boîtes et vous dire combien je les trouve jolies l'une et l'autre. Seulement vous me gâtez beaucoup trop et j'en suis toute fière. Mais ce qui m'a fait le plus de plaisir, c'est votre petit mot qui me prouve que vous, grand sceptique, vous croyez tout de même à l'amitié. J'espère que dans un temps éloigné, vous aurez acquis la preuve de la durabilité et la sincérité de la mienne, dont je vous assure dès aujourd'hui. Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une année pleine de satisfactions de tous genre (=) pour 1882 et à vous rappeler que vous déjeunez chez nous dimanche. Yours truly.
Fanny Ephrussi

.60. [8 janvier 1882, ci], dimanche - non daté

Cher Monsieur,
Ci-joint je vous renvoie enfin la Nouvelle Revue* avec tous mes remerciements. Je viens en même temps vous prier de nous réserver le lundi 16 janvier. Nous avons réuni quelques amis à dîner et j'espère bien que vous serez des nôtres. Si je ne vous vois pas ce soir, n'oubliez pas que vous m'avez promis de venir nous faire une petite visite demain dans la soirée. J'ai passé hier une soirée charmante chez les Caraby où je me suis amusée comme une "petite Reine". A bientôt et mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*La Nouvelle Revue : revue littéraire et républicaine, fondée en 1870 par Juliette Adam (née Juliette Lamber), femme de lettres

 

61. 25 janvier 1882 [mercredi, ci] - 68 rue du Faubourg St Honoré
Deudon est à Londres

Cher Monsieur,
C'est avec grand plaisir que j'accepte la mission que Jules me confie, de répondre à votre lettre du 21. Elle nous a fait grand plaisir et je vous en remercie, ainsi que de la chanson irlandaise et du Spectator. La chanson doit faire beaucoup d'effet, chantée par une belle voix. J'ai lu avec intérêt l'article sur les Juifs et je vais lire tantôt l'autre que vous m'indiquez. Recevez-vous tous les journaux que je vous envoie , les lisez-vous, avez-vous commencé Pot Bouille* ? Comment trouvez-vous l'article de Bourget sur la Faustin* ? Je le trouve tout à fait bien, et il paraît que Goncourt en est très content, car les de Nittis, qui ne trouvaient pas assez de mots pour critiquer B. l'ont invité à dîner.
Nous continuons toujours la même vie, sortant beaucoup en petit comité. Lundi, nous avons passé une soirée bien agréable chez Loulia, où il y avait Gustave Moreau* qui nous a parlé d'une manière très intérressante (=) sur l'art japonais, surtout à propos de kakémono (est-ce cela comme orthographe ?). Il m'a paru un homme d'esprit, ayant beaucoup réfléchi et ayant le don si rare de s'exprimer dans un français aussi loin de l'argot que de l'affectation. Pourquoi n'y a-t-il pas encore de téléphone de la rue de Bourgogne à Crawley's York Hotel* !! Samedi, Bernstein nous a invité pour aller voir la reprise de "Demi-Monde"*. C'est une pièce très intéressante, assez antipathique et bien joué (=). La salle était amusante aussi et j'ai eu pas mal de visites. Toutes naturellement me demandaient des détails sur le crime. Vous savez ce qui en est, mais vous ne pouvez vous imaginer la scie qu'on en a fait pour moi. Hier soir encore, chez Ninette*, il fallait redire la même histoire, il y avait la Princesse Mathilde et beaucoup de peintres. Nittis et sa femme étaient du nombre et elle ne m'a pas quittée de la soirée. J'ai beaucoup causé avec Bourget et Ganderax*, mais je me réserve toute opinion sur ce dernier jusqu'à ce que je le connaisse mieux. Vous le verrez chez nous et je suis curieuse d'avoir votre opinion sur lui.

Vous voilà au courant de ce que nous faisons, il ne me reste plus qu'à ajouter que Macha* va bien, elle ne garde même plus le lit. Ma belle-mère attend avec une impatience croissante la fin de la quarantaine. Charles et Ignace vont bien. Jules est très préoccupé et très pessimiste pour la Bourse ; il me charge de mille amitiés pour vous.Et vous, que faites-vous, êtes-vous content de votre voyage ? J'espère que vos mines vous rapporterons des trésors à l'avenir, et surtout que vous reviendrez sous peu, car vous nous manquez beaucoup. J'ai pris un billet pour le concert Rubinstein* pour le 2 février, et vous n'oubliez pas, je pense, que vous dînez chez nous lundi le 30. Au revoir donc et recevez, cher ami, mes souvenirs amicaux.
Fanny Ephrussi.

* Pot Bouille : ce roman de Zola ne devant être mis en vente qu'en avril 1882, on peut se demander comment Fanny pouvait en parler dès janvier
* la Faustin : Roman d'E. de Goncourt paru le 17 janvier
*Gustave Moreau : 1826-1898, peintre, graveur, dessinateur
*rue de Bourgogne : est l'adresse des Albert Cahen d'Anvers et Crawley's York Hotel est l'adresse de Deudon à Londres, il faut sans doute comprendre que les Cahen d'Anvers ont le téléphone ce qui permettrait à Fanny de parler avec Charles Deudon.
*Ninette : Nina Vimercati, alors épouse d'Alexandre de Girardin, remariée en 1888 à Louis Ganderax - présentée par Goncourt comme une névrosée
*Louis Ganderax : 1855-1940 : critique dramatique de la Revue des Deux Mondes et directeur littéraire de la Revue de Paris (Ricatte)
*Macha : Macha Ephrussi (voir Annexes) dernière fille de Charles Joachim Ephrussi
* Rubinstein : Anton Grigorievitch Rubinstein (1829-1894), pianiste et compositeur russe, profeseur de P.I. Tchaikovsky
photo du 68 rue du Faubourg St Honoré, état en 2004

62. 3 février 1882, vendredi - pneumatique

Cher Monsieur,
j'ai complètement oublié hier de vous prier de venir dîner chez nous mardi prochain 7 février à 7½ heures. J'espère que vous êtes libre et que vous viendrez. Avez-vous passé une bonne soirée hier et comment trouvez-vous Rubinstein? Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.


63. sans date [printemps 1882 cx] - mardi - M4 - 68 rue du Faubourg St Honoré

Cher Monsieur,
Les Goldschmidt* sont à Paris pour un jour et dînent demain chez nous. Voulez-vous venir aussi ? Nous pensons finir la soirée à l'électricité. Si vous venez, mettez la redingote et non l'habit. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*Goldschmidt : il s'agit probablement de Hayum Benedict Goldschmidt 1838-1918, marié à Alice Emma Merton, sœur de Louis Moses Merton, premier mari de Fanny (MG) , les liens sont ainsi de famille et d’affaire - la rencontre, qui se situe au printemps-début de l'été, Charles Deudon étant en Angleterre ou en voyages après juillet- a eu lieu puisque le 18 septembre 1882, ces Goldschmidt demandent à Jules Ephrussi des nouvelles de Charles Deudon.


65. 26 mai 1882 [vendredi]
Charles Deudon est à Londres

Cher Monsieur,
En reporter consciencieux, je viens vous raconter la soirée d'hier soir à la Gaieté. Comme Monsieur Blowitz* était là, vous avez lu dans le Times sans doute que la salle était comble, que l'enthousiasme est allé grandissant pour devenir frénésie à la fin et que la représentation n'a fini qu'à 1h. Je n'ai donc plus qu'à ajouter mes impressions personnelles, qui sont à un diapason moins haut que celui de la plupart des spectateurs. Sarah est une artiste nerveuse avant tout, elle ne crée pas de caractère : dans une toute pièce, elle se joue toujours elle-même. Au troisième acte, au moment d'écrire la lettre à Armand et dans tout le dernier acte, elle est vraiment grande et touchante et je regrette que vous ne l'ayez pas vue. Ce qui était pour moi une véritable révélation, c'était le talent réel de "Monsieur Sarah Bernhardt". Il a fait des progrès inouïs et lui aussi a eu son ovation. L'aspect de la salle était très drôle, on aurait dit une carte d'échantillons de toutes les sociétés de Paris. Pourtant, le monde des Arts prédominait et il y avait beaucoup de jolies femmes. Théo a eu le grand succès de beauté et avec raison, il y a longtemps que je ne l'ai vue aussi ravissante. Très jolie aussi la Mauri [?]. Pour moi, le grand événement de la soirée était une longue visite de Proust* dans notre loge. Entre nous, je crois qu'il s'est trompé de porte, car je le connais à peine et le Ministre n'a jamais daigné m'adresser la parole.Dans la salle on a très-remarqué une longue visite de Dumas dans la loge de Sardou. J'aurais bien voulu vous envoyer un conte- compte-rendu de la séance à l'Académie, mais je n'y ai malheureusement pas été. — Emilie* est arrivée hier avec Anna et Victor qui est encore un peu palôt (=) mais qui va bien.Revenez bientôt et en attendant, donnez-nous de vos nouvelles. Toute la famille se joint à moi pour vous envoyer mille amitiés.
Je crois qu'il faudrait signer Etincelle et non Fanny Ephrussi.

* M. Blowitz : Henri Stéphane Opper de Blowitz, personnage haut en couleur ; né en en Bohème, mort à Paris (1825-1903) – a été tour à tour professeur de lycée (Tours et Marseille), informateur du Gouvernement français (peut-être même espion) jusqu’à son poste de journaliste au Times de Londres (1873) – il connut un réel succès de journaliste – a laissé des Mémoires
*Monsieur Sarah Bernhardt : Jacques Damala, acteur épousé en 1882, divorcé un an plus tard
*Proust : Antonin Proust, Ministre des Beaux-arts (intervenu dans la querelle des impressionnistes).
*Emilie, Anna, Victor : voir lettre 17 (Cernuschi)

66. juin 1882 (cp)

Cher Monsieur,
Merci beaucoup pour le book of cups que j'ai reçu hier, j'espère que vous ne ferez pas de difficultés pour m'en dire le prix !!!!! Voulez-vous venir dîner chez nous mardi prochain à 7½ heures ? J'espère que oui, car on vous voit vraiment trop peu et je m'en vais partir bientôt. You must make the most of me now. Mille amitiés. Fanny Ephrussi

 

.67. 4 octobre 1882 [mercredi] - carte grise, vignette "Par bonté"

Cher Monsieur,
J'ai bien regretté de manquer votre aimable visite hier soir, nous étions au Gymnase ce qui n'est pas bien amusant. La jolie Mademoiselle Devoyod* vaut seule la peine d'être vue. J'espère que vous êtes libre demain et que viendrez dîner avec nous à 7½ heures. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*Elise Devoyod (1838-1886) : actrice


68. 27 octobre 1882, [vendredi] - 8 Kärnthnerring

Cher Monsieur,
Tranquillisez-vous, il ne m'est arrivé jusqu'à présent aucun malheur et j'espère bien rentrer saine et sauve dans mes pénates. Votre sollicitude m'a du reste vivement touchée, et je suis fière de prendre dans votre amitiés une place auprès de Cernuschi pour lequel vous avez beaucoup d'affection, comme je sais. Aussi votre lettre m'a-t-elle fait grand plaisir et j'espère que vous la ferez bientôt suivre par une seconde. Vous seriez bien étonné de voir la manière de vie que je mène ici, c'est tout à fait comme du temps que j'étais jeune fille. Je ne sors que rarement, jamais seule et chaque jour j'accompagne ma mère dans la promenade hygiénique au Prater. Pour rendre l'illusion complète, je prends même des leçons avec mon ancien professeur et je tâche de comprendre la seconde partie du Faust de Göthe qui m'a semblé fort obscure jusqu'à présent. Grâce aux nombreuses explications du professeur, je commence à voir plus clair et il y a dans cette partie aussi de grandes beautés. Il ne faut pas croire que ce genre de vie me déplaise, au contraire, j'y trouve un grand charme et j'y puise de nouvelles forces pour l'hiver prochain à Paris. Vous verrez avec quel acharnement et quelle lucidité je soutiendrai nos nombreuses discussions avec vous et je vous conseille de faire aiguiser toutes vos armes. Le temps passe rapidement et voilà près de quinze jours que j'ai quitté Paris, la moitié de mon séjour à Vienne est à peu près terminée. J'attends Jules dimanche en huit et nous pensons quitter Vienne le 14 à peu près. Nous allons à Dresde, à Berlin et à Lucerne, et ce n'est pas bien à vous de ne pas vouloir être des nôtres. Je suis sûre que cela vous ferait grand bien de voyager un peu, surtout cette année où vous n'avez pas quitté la France*. Allons, un bon mouvement, et venez avec Jules. J'ai passé une fort bonne soirée à l'Opera lorsqu'on a joué le Mephisto de Boïto. Il y a comme toujours des critiques à faire, surtout sur le manque d'originalité, mais c'est une très belle œuvre que j'ai entendu (=) avec plaisir. La représentation et la mise en scène sont parfaites et pas à comparer, même avec les derniers opera (=) montés à Paris.Je vois avec plaisir que Lili vous a semblé moins triste à la seconde audition qu'à la première, c'est une si charmante pièce et la salle des Variétés a beaucoup gagné avec l'éclairage électrique. Ici, ce mode d'éclairage va être inauguré dans la nouvelle salle de spectacle du Théâtre de la Cour. En passant par les rues, je pense souvent à votre ami qui prétend que l'aspect de Vienne soit solennel, je vous assure qu'il se trompe. Il y a des quartiers entiers qui sont nouveaux, mais il y a trop de styles et de phantaisies (=) dans les monuments pour donner cette impression. J'ai beaucoup de chance avec le temps, car il fait beau presque tous les jours et le froid est encore fort médiocre. Ma famille me gâte horriblement, comme bien vous le pensez. J'ai une belle chambre, les plus beaux draps pour mon lit et tous les jours on me fait faire des petits plats que j'aime. Pourtant, je n'engraisse pas et vous me retrouverez avec ma taille de "guêpe" !
Tous les miens ont été touchés de votre bon souvenir et vous envoient leurs meilleurs compliments. Faites bien mes amitiés à Cernuschi et donnez-moi bientôt de vos nouvelles. Je vous serre la main.
Fanny Ephrussi.

*Fanny se trompe : Charles Deudon était à Londres en mai et elle lui a écrit (lettre 65) de revenir vite.
*Arrigo Boïto : 1842-1918, compositeur qui eut son heure de gloire et dont Mefistofele est l’opera le plus connu


69. 25 novembre 1882 [samedi] - 68 rue du Faubourg St Honoré

Cher Monsieur,
J'ai été bien fâchée de ne pas vous avoir vu hier, j'aurais voulu vous remercier de vive voix pour les catalogues anglais qui nous serons très utiles. Voulez-vous venir dîner lundi prochain à 7½ heures, nous serons en tout petit comité. Dîtes oui, cela me fera vraiment plaisir. Yours truly.
Fanny Ephrussi.


70. vendredi [2] 1883, (cp à demi-éffacé)
en 1883 il y a un vendredi 2 en février, en mars et en novembre - février-mars sont les plus probables

Cher Monsieur,
Voulez-vous nous faire le plaisir de venir dîner chez nous lundi prochain. Vous ne trouverez en fait de compagnie que Mme Heimendahl et peut-être irons-nous à un théâtre. Si vous n'avez pas encore entendu Carmen, allez-y, vous passerez une bonne soirée. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi

 

.71. 10 mars 1883 (cp), samedi soir - Télégramme

Cher Monsieur,
Le temps est si mauvais et si froid, que je vous propose de remettre Versailles à un autre jour et de venir déjeuner chez nous avec le petit*. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*le petit : probablement Max Earle (lettre 35)

72. 8 novembre 1883 [jeudi]

Cher Monsieur,
J'ai eu bien des regrets l'autre soir de ne pouvoir dîner avec vous, mais j'ai pensé que le trop vif souvenir d'une mauvaise traversée de la Manche vous aurait été peu agréable. J'avais compté avec d'autant plus de plaisir sur votre visite Vendredi soir, mais voilà que Louise nous enlève pour aller chez Mme Stern. Je me vois donc dans la douloureuse nécessité de vous prier de remettre votre visite à un autre moment. Pour appaiser(=) votre colère contre moi, je vous envoie ci-joint le sachet que vous convoitez et j'espère qu'il ne laissera pas la moindre trace survivre de votre mauvaise humeur possible. Je suis peut-être très fate (=) de croire que cela vous ennuie de ne pas venir, vous êtes peut-être enchanté, mais dans tous les cas, laissez-moi mes illusions. Yours Truly.
Fanny Ephrussi.

*Madame Stern : Ernesta Stern, née Hierschel de Minerbi - lorsque j'ai entrepris de l'identifier, j'ai trouvé tant de choses sur une femme très interéssante, que bien qu'elle n'ait jamais écrit elle-même à Charles Deudon, je lui ai consacré une notice qu'on trouvera dans le chapitre des Relations mondaines

73. 18 décembre 1883, mardi - Hôtel Schweitzerhof , Lucerne -

Cher Monsieur,
Vous êtes vraiment gentil ! Vous partez pour 15 jours et vous restez absent un temps infini ! Vous promettez de vos nouvelles de suite, et vous restez quinze jours sans donner signe de vie ! Vous promettez solennellement de venir nous rejoindre à Lucerne, et non seulement que (=) vous n'arrivez pas, mais vous ne vous en excusez même pas ! Maintenant, parlez, qu'avez-vous à dire pour votre défense ? Rien qui vaille, j'en suis sûre et je suis trop bonne de vous écrire et de garder de l'amitié pour vous. Votre lettre m'est parvenue avec plusieurs jours de retard et en vous envoyant celle-ci, je me demande si jamais elle parviendra jusqu'à vous. Je tenais à vous dire tous mes griefs, c'est fait, parlons d'autre chose. Nous avons quitté Paris Dimanche matin et nous comptons être rentrés demain, fort content de notre visite. Le Chalet* sera charmant et j'espère qu'il me plaira toujours autant que maintenant. J'ai laissé toute la famille en excellent état à Paris, Ignace va étonnement bien et les autres sont comme toujours. C'est ce pauvre Louis Stern qui a l'air de filer un mauvais coton. Voilà plus de trois semaines que son poummont poumon et (=) engorgé et cela ne s'améliore pas au contraire. Jeudi dernier il a eu un étouffement qui a beaucoup effrayé son médecin et lui-même. Dès qu'on pourra le transporter, il partira pour le midi, mais je ne serais pas étonnée qu'il n'y arrive pas. Ernesta qui se dit très inquiète, continue à aller poser chez Baudry* et va au théâtre tous les soirs. Je laisse à vous-même d'apprécier sa conduite. Cernuschi, qui s'est enfin décidé à se faire masser, va mieux, il travaille toujours beaucoup et je ne sais quand il partira pour Nice. J'ai entrevu Duret un instant à la première de Pot-Bouille, car j'ai été à la première de Pot-Bouille ! On y reconnaît bien peu le roman, mais je m'y suis fort amusée, malgré une forte migraine qui me faisait souffrir comme Auguste Vabre. Les acteurs sont très bien et je vous engage à aller voir la pièce à votre retour. Pour faire contraste, j'ai été deux fois aux Italiens où le public est bien ce qu'il y a de plus pchutt (=) à Paris. Monsieur et Madame Ferry y faisaient tache, je vous assure !!!!…. Avez-vous vu la Nouvelle Revue du 15 [décembre] ? Il y a la première partie d'une nouvelle de Bourget que je trouve absolument délicieuse, je suis curieuse d'apprendre ce que vous en pensez. Etiez-vous encore ici à Paris lorsque j'ai été à l'Odéon ? et vous ai-je dit tout mon enthousiasme de la pièce de Coppée ? J'en ai été très, très enchantée, c'est beau, c'est grand et vaut mieux que toutes les pièces qu'il a faite (=) jusqu'à présent. Aussi suis-je bien aise que par la mort de Laprade, son élection à l'Accadémie* (=) soit assurée. J'oubliais de vous dire que j'ai été chez Mitsui* et que nous avons choisi du papier chez lui pour le fumoir et pour l'une des chambres d'ami. Je vous quitte pour aujourd'hui et j'espère que vous ne tarderez pas trop à rentrer rue de Turin. Jules se joint à moi pour vous envoyer mille bonnes amitiés. Yours truly.
Fanny Ephrussi.

*le Chalet : Jules et Fanny Ephrussi font construire un chalet à Meggen, petite ville sur les rives du lac des 4-Cantons à quelques kilomètres de Lucerne - il en sera souvent question dans les lettres suivantes
*Paul Baudry 1828-1886 : peintre, décorateur (Opera de Paris, hôtel de la Païva) (Ricatte)
*Coppée sera élu au fauteuil de Laprade en 1884.
*Mitsui, 8 rue Martel ou 11bis rue Saint-Georges à Paris, fournisseur d'objets d'Extrême-Orient, Deudon y fait un achat en 1881

74. 16 janvier 1884, mercredi - 68 rue du Faubourg St Honoré

Cher Monsieur,
Vous avez été bien imprudent de vous offrir pour mes commissions à Londres, car je viens en user, vous direz peut-être en abuser. Lorsque nous avons été à Londres, dernièrement, nous avons acheté entre autre un bureau pour moi et un petit paravent chez Howard & Sons, 25,26,27 Berners Street, Oxford Street. Il a été convenu que ces meubles resteraient à notre disposition chez Howard & Sons jusqu'à nouvel ordre. Je vous envoie ci-jointe (=) la facture en faisant foix (=). Hier, Jules a reçu la lettre ci-incluse, nous apprenant qu'il y a eu un incendie dans les magasins, mais ne nous disant pas si nos meubles ont été brûlés. J'espère que non et je vous en ce cas prie d'aller chez Mess. Howard & Sons et de faire expédier de suite nos deux meubles à Lucerne, à Monsieur H. V. Segesser. Il faut aussi recommander qu'on emballe bien les meubles, qu'on les envoie par petite vitesse et par la voie la moins chère. Lorsque la caisse partira, il faut que Howard & Sons écrivent à Mr. Segesser qu'ils lui ont expédié une caisse sur l'ordre de Monsieur Jules Ephrussi. Ce n'est pas tout. Jules vous envoie aujourd'hui même, sous pli chargé, un chèque de £30 et je vous prie, une fois l'emballage fait, de payer pour nous Howard & Sons. Sa facture s'élève à £29, si les frais d'emballage dépassaient £1, je vous prie de me prêter le surplus et de payer la facture. Je vous rembourserai dès votre retour. Ceci n'est pas difficile, mais ce qui frise l'impossible, c'est de vous remercier assez pour toute la peine que vous aurez. Enfin, je vous promets que ma gratitude sera à la hauteur de vos efforts et que vous serez choyé et gâté à Meggen comme un petit Dieu.Avez-vous fait bon voyage ? et comment vont vos affaires ? Rien de nouveau à vous apprendre, nous dînons dehors presque tous les soirs, avec un plaisir très variable selon la société que je trouve. Si Mme Henri Fould vous invite pour le 23, acceptez, car nous y dînons et si je n'y trouve pas quelques amis !…
N'oubliez pas que vous dînez chez nous le 4 février et souvent avant et après j'espère. Ne vous éternisez pas à Londres et n'oubliez pas que vous avez des amis à Paris auxquels vous manquez depuis beaucoup de semaines. Yours sincerely.
Fanny Ephrussi.
Mille amitiés de Jules et de tout le monde Rue Monceau [Charles et Ignace]

75. 26 mars 1884, mercredi

Cher Monsieur,
Vous seriez bien aimable de venir dîner chez nous en petit comité Lundi prochain, le 31 à 7½ heures. J'espère que vous êtes encore libre malgré que je ne m'y sois pas prise trois semaines à l'avance, vous êtes si mondain !
Allez-vous bien au moins ? Moi, j'ai eu de nouveau deux journées de migraine. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi

.76. 2 avril 1884, mercredi (cp)

Cher Monsieur,
Vous êtes vraiment un ami incomparable pour votre complaisance, votre amabilité et une foule d'autres qualités que je ne veux pas citer pour ménager votre discrétion. La théière, le poisson et le livre me sont parvenus et je ne sais comment vous remercier de tout cela. Le poisson est vraiment fort joli et je vous en remercie spécialement, car vous me l'offrez, si je ne me trompe. Quant à la théière, je la trouve très originale et elle me plaît beaucoup ; je tiens pourtant à mettre une limite à votre zèle, car j'en ai assez pour le moment. Il ne faut pas noyer le Chalet Ephrussi dans la tisane.
Vous me direz demain, n'est-ce pas, le montant de ma dette financière, car quant à l'autre, je renonce à arriver à l'acquitter jamais.Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.


77. [30 avril 1884], mercredi (cp)

Cher Monsieur,
Voulez-vous nous faire l'honneur et le plaisir de venir dîner chez nous en grand comité le lundi 5 mai à 7½ heures. Oui, n'est-ce pas ? J'espère vous voir plusieurs fois d'ici là et je vous envoie en attendant mille bons souvenirs.
Fanny Ephrussi.

 

78. 13 juillet 1884, [vendredi] - Chalet Ephrussi Meggen Lac des Quatre Cantons

Cher Monsieur
Délicieusement rafraîchie par un bain dans le lac, je voudrais vous envoyer un peu de cette fraîcheur, car Paris doit être un four. Je ne saurais vous exprimer l'enchantement dans lequel je suis du chalet et du séjour ici, et si toutes mes folies doivent me faire autant de plaisir que la création de cette villégiature, je crains que j'en ferai encore beaucoup. Tout me plaît et je vous assure que je n'aurais pas pu trouver de par le monde un point plus beau, une maison plus confortable pour l'été que le Chalet Ephrussi à Meggen. Si après tout ce que je vous en dis, vous ne venez pas bientôt, je croirai que c'est moi que vous voulez éviter et je ne serai pas contente. J'ai reçu votre lettre et je vous en remercie beaucoup, je vois que vous faites des voyages par la pensée et d'après tout ce que j'en ai entendu dire, vous ne sauriez trouver un meilleur compagnon que Reclu*. Moi, je suis plongée dans le dernier livre de Renan, qui me semble intéressant et rempli de choses que l'on ne connaît pas. Je ne lis pas beaucoup, du reste, car nous sommes toujours dehors. Toute la semaine qui vient de finir, nous avons dû promener les Théodore Porgès* car il (=) s'ennuyaient tant à la maison, qu'il n'y avait pas moyen de rester tranquil (=). Maintenant qu'ils sont parti (=), il ne me reste plus que Mme Ephrussi* de Vienne avec sa fille et Mlle Pauline, mon ancienne institutrice. Comme elles connaissent beaucoup ce pays, nous ne sortons que lorsque cela nous plaît à toutes et comme nous trouvons que rien ne vaut la vue et les agréments du Chalet, vous voyez d'ici combien nous sommes entreprenantes. Mais que voulez-vous que fassent 4 femmes sans un seul homme. Mme Ernesta aussi n'est venu (=) qu'une fois, elle m'a demandé la provenance de chacque (=) siège et de chacque (=) assiette, puis elle est partie par un temps très mauvais, et le lac aussi mouvementé que la mer. Ma tante et Anna* me quittent mercredi et seront remplacées par Mme Heimendahl et dimanche prochain j'attends Jules peut-être avec Louis Ganderax*. Ne voudriez-vous pas être le troisième, je ne dis pas larron. Je compte que vous me teniez au courant de vos projets et j'espère que Meggen y tient une grande place. Vos kakémonos font un effet monstre, venez donc voir cela. Je vous envoie, en attendant, mille bonnes amitiés. Fanny Ephrussi.

* Reclu : probablement Elisée Reclus, géographe
*Théodore : les Porgès sont une importante famille originaire de Prague qui va faire fortune à Vienne, anoblis. Théodore Porgès dont il est question ici, est à la fois le frère d'Emilie Porgès qui épouse Ignaz Ephrussi de Vienne (donc tante de Jules Ephrussi) et l'associé de Michel Ephrussi, chef de la banque Ephrussi de Paris. Il est également le frère (il a eu 9 ou 10 frères et sœurs) de Jules Porgès diamantaire, grand collectionneur d'art et co-fondateur de ce qui deviendra la de Beers Compagnie - Théodore Porgès était marié à Mathilde Weissweiller, disparue dans l'incendie du Bazar de la Charité, 4 (ou 7 mai 1894) - Jules Porgès et sa femme, Anna Wodianer, sont inhumés à Rochefort en Yvelines (où ils avaient fait construire un château qui est devenu le club-house du golf de Rochefort) dans le petit et romantique cimetière d'où ils dominent la vallée de la Remarde et la forêt de Rambouillet - le site Porgès (
www.porges.net/ ) est très riche en informations sur ce milieu banquier, contemporain de Charles Deudon.
*Mme Ephrussi de Vienne : Emilie Porgès, sa fille : Anna Ephrussi (voir annexes généalogiques) - Fanny l'appelle ma tante, bien qu'elle ne soit la tante que de Jules Ephrussi
*Louis Ganderax 1855-1940 : à cette date, critique littéraire de la Revue des Deux Mondes - Goncourt le décrit
très charmant et très tendre (17 juillet 1888)


80. 18 juin 1885, [jeudi] (cp) - vignette deux personnages russes - avec enveloppe
Charles Deudon est à Newport (Monmouthshire), Kings Head Hotel

Cher Monsieur,
Vous avez omis de mettre votre adresse sur à Londres dans votre lettre, je ne sais donc pas si ces lignes vous parviendront ; je les ferai poster rue de Turin et j'espère que là, on sera plus au courant de vos faits et gestes. Sachant que mon cousin était à Londres, le fait de votre rencontre avec lui ne m'a pas étonnée autant que vous pourriez le croire, dans tous les cas, vous avez bien fait de ne pas lui parler de moi. Vous êtes bien heureux
d'avoir un temps agréable, car nous sommes en train de cuire dans notre jus et lorsque je pense que je pourrais être dans mes chères montagnes où il fait si bon en ce moment, cela me semble doublement dure (=). Tout ce retard vient de ce misérable appartement. Nous ne voulons pas en arrêter un autre avant la vente du 68* qui aura lieu mercredi prochain, ayant un vague espoir que le nouveau propriétaire nous gardera encore un peu. Il s'agit pour nous maintenant d'un intérime (=) de 3 ans car pendant ce temps nous allons construire et nous venons d'acheter à cette fin un terrain au coin de l'avenue d'Iéna et de la place des Etats-Unis*. Comme vous êtes amateur de longues promenades, j'espère que vous les dirigerez souvent de ce côté en venant nous demander soit à déjeuner, soit à goûter, soit même à dîner. Mon départ est reculé pour tout cela de 8 ou 10 jours et si vous ne vous éternisez pas trop en Angleterre je pourrai encore vous serrer la main avant de quitter Paris.
Ici, tout le monde va assez bien et suit son petit train-train ordinaire. Nous devons aller entendre Sigurd avec Mme Cahen* demain et samedi Mme Bizet* nous conduit à la reprise de l'Assommoir. Si le temps est beau, nous irons toute une joyeuse bande dîner à la Porte Jaune lundi prochain, c'est Etienne Ganderax* qui nous y a conviés. Comme je ne connais pas du tout ce coin de Paris, cela m'amusera d'aller de ce côté.
J'espère que vous rentrerez triple millionnaire de votre voyage et que les beaux cadeaux que vous faites toujours à vos amies en deviendront superbes. Ne devenez pas trop fier lorsque vous aurez tant d'argent et gardez toujours et malgré tout un peu d'affection pour moi, qui vous serre la main en faisant des vœux pour vous. Jules me charge de vous faire ses meilleurs amitiés auxquelles je joins les miennes.
Fanny Ephrussi.


*voir au chapitre Salons, notice Hierschel de Minerbi, une photo du 68 rue du Faubourg St Honoré en 1930,
*Madame Bizet : Geneviève Halévy (fille de Fromental Halévy, le compositeur), veuve de Georges Bizet en 1875, se remaria avec l'avocat Emile Straus et eut un salon littéraire brillant ; elle sera un des modèles de la duchesse de Guermantes (Proust) - on a longtemps continué à l'appeler Mme Bizet quand elle était déjà Mme Straus (Goncourt, 28 mars 1887)
*Etienne Ganderax, : diplomate, frère de Louis Ganderax
*Madame Cahen : il y a plusieurs Madame Cahen d'Anvers dans l'entourage de Fanny, les deux plus proches étant Madame Louis, née Morpurgo et Madame Albert, Loulia, née Warchawsky
*place des Etats-Unis : ce sera le 2 de cette place, qui existe toujours avec probablement peu de modifications (photo état actuel) - sur le site web www.culture.gouv.fr/culture/j_patrimoine/idf/ il est précisé que le 2, place des Etats-Unis était, en 1997, la résidence de l'ambassadeur d'Egypte

Pas de lettres pour toute l'année 1886 (compte non tenu des billets indatables) - Fanny a peut-être été souffrante, puisqu'elle parle d'un effort à faire pour reprendre la vie mondaine (lettre 81) ou bien il y a eu un deuil familial, la première lettre de 1887 étant sur papier de deuil et ceci pour la première fois de toutes les lettres conservées, mais un certain nombre des billets non datables doivent avoir été écrits en 1886-1890


81. 31 janvier 1887 [lundi] - 97 boulevard Malesherbes* - bordure deuil

Cher Monsieur,
Depuis plusieurs jours déjà, j'étais à me demander si vous alliez rester indéfiniment en Angleterre et cela sans donner signe de vie, lorsque votre lettre m'est parvenue. J'ai vu que vraiment, il ne fallait pas compter à vous voir de si tôt et mais que vous n'aviez pourtant pas oublié vos amis de Paris. Cela m'a fait plaisir et je vous remercie de m'avoir écrit. Je n'entends parler autour de moi que de la guerre, et de toute part, on semble considérer cette triste éventualité comme probable. Cette idée m'épouvante et je désire de tout mon cœur que tout puisse s'arranger encore. En attendant, Paris danse, si je puis en juger par les Dreyfus qui vont à plusieurs bals par jour. Quant à moi, je continue à mener une vie fort calme, ne sortant pas du tout et trouvant le coin de mon feu de plus en plus agréable. Je crois qu'il me faudra un véritable effort pour reprendre la vie mondaine l'année prochaine. Par contre, je lis beaucoup, mais pas grand-chose de bien ; pourtant je vous recommande un premier numero des mémoires d'Hector Pessard* dans la Revue Bleue qui m'a semblé assez curieux. Nous avons eu ces derniers jours des brouillards dignes de Londres et Jules a eu de la peine à rentrer avant-hier soir du Théâtre Français où il est allé voir la pièce de Dumas*. Il en est revenu pas content, disant que la pièce était par trop mauvaise; mais que les mots sont si amusants que l'on ne s'ennuie tout de même pas. J'ai eu de Cernuschi des nouvelles très douces sous la forme d'une caisse de pâtes aux abricots, je pense qu'il va bien.
J'espère que maintenant vous ne tarderez plus bien longtemps à réintégrer rue de Turin et que vous viendrez bientôt me voir. Soyez sûre (=) que cela me fera grand plaisir.
Recevez, en attendant, cher Monsieur, de Jules et de moi mille affectueux souvenirs.
Fanny Ephrussi.

* pendant la construction du 2 place des Etats-Unis, Fanny et Jules ont habité un "misérable" appartement 97 bd Malesherbes
*Hector Pessard 1836-1895 : journaliste et critique dramatique (Ricatte)
* cette phrase semble confirmer une mauvaise santé si Fanny ne peut sortir et laisse son mari aller seul (c'est-à-dire sans elle) au théâtre

82. 21 août 1887 [dimanche] - Chalet Ephrussi ,Meggen Lac des Quatre Cantons - bordure deuil

Cher Monsieur,
Vous avez été bien aimable de pousser vos pérégrinations dans les quartiers excentriques de Paris jusqu'à la Place des Etats-Unis car cela vous a permis de découvrir notre future habitation. Si vous n'avez pas trop déguisé votre pensée, l'impression que vous avez reçu (=) de l'emplacement et de la construction n'a pas été mauvaise et, n'était l'abus d'amours, vous n'auriez rien trouvé à redire. Vous voyez que je dis amours et non enfants car nous n'avons mis dehors que le pluriel en gardant le singulier pour l'intérieur. Je pense que cette explication aura toute votre approbation.
J'ai reçu vos deux lettres et je vous en remercie beaucoup. Si vous vous plaisez à Paris, je vous assure que je ne suis pas moins satisfaite de Meggen, malgré une pluie et un froid tout à fait hors de saison. Depuis deux jours, nous faisons du feu au salon, et nous ne savons pas si nous sommes dans les montagnes, dans la lune ou plus loin encore, car on ne voit que nuages de tous les côtés et je puis me faire une idée assez exacte de ce que l'on devait avoir devant les yeux pendant le déluge. Cela ne nuit pourtant pas à notre bonne humeur et les Cahen, Schlumberger et nous arrivons à faire passer les heures sans qu'elles ne paraissent trop longues. Je désire pourtant bien vivement voir finir le mauvais temps, car j'attends de nouveaux hôtes la semaine prochaine et je ne sais s'ils seraient aussi patients. Nous serons même très nombreux car je compte sur les Straus, Etienne Ganderax, Bourget et Charles qui termine ces jours-ci sa cure à Baden. Ignace nous a quittés il y a une semaine et je l'ai trouvé vraiment bien portant, il se propose d'aller prochainement à Wargemont.

Je me demande si par ce mauvais temps, vous n'avez pas retardé St Clair et je pense que cette lettre vous trouvera encore à Paris. Si non, je vous souhaite de trouver votre "terre" aussi agréable et en aussi bon état que nous avons trouvé le Chalet et puissiez-vous porter autant d'intérêt que moi à chaque arbre qui pousse, et à chaque pomme qui mûrit. C'est cela surtout qui me fait aimer mon séjour ici et j'espère qu'il en sera toujours ainsi. Jules se joint à moi pour vous envoyer nos plus affectueux souvenirs. J'espère que vous m'écrirai (=) bientôt, je ne bougerai pas avant trois ou quatre semaines.
Yours truly, Fanny Ephrussi.


Le chalet Ephrussi existe toujours à Meggen : il s'appelle maintenant la villa Heckenried , il a changé au moins 6 fois de propriétaires depuis Jules et Fanny et il a fait l'objet de travaux à plusieurs reprises dans les 15 dernières années - j'ai pu trouver ces deux vues du chalet.

Sur le site http://www.meggen.ch/ (d'où provient la photo ci-contre), on peut lire que Jules Ephrussi fut le premier Millionär à faire construire à Meggen

 

83. 17 juillet 1888 [mardi]- Meggen près Lucerne - bordure deuil

Cher Monsieur,
Jules me dit que vous êtes encore reparti pour Londres, mais ne sachant pas combien de temps vous y resterez, je vous envoie cette lettre à Paris, espérant qu'elle vous arrivera dans un avenir pas trop lointain. Votre description du dîner rue de Monceau m'a beaucoup amusée, je croyais y être, c'est tout vous dire. Ici, je n'ai guère de distractions aussi chique (=). Le temps est fort variable et la seule différence consiste à avoir très chaud ou bien à geler si fort que nous sommes obligés de faire du feu. J'ai pourtant fait une petite fugue, car j'ai été à Innsbruck et je vous conterai un jour mes aventures de voyage. Maintenant, je suis rentrée bien sagement au domicile conjugale (=) que Jules a aussi réintégré depuis deux jours. Nous y sommes tout à fait en famille et je n'attends guère de visiteurs avant le mois prochain. Je profite de mes loisirs pour lire beaucoup, ne pouvant faire comme vous et les employer de façon plus lucrative. Je viens de commencer le dernier roman de Daudet, mais il me paraît bien faible ; maintenant vous me direz peut-être que je suis trop "académique" pour être bon juge, mais je ne crois pas être partiale à ce point. Que dîtes-vous du duel Boulanger-Floquet ? Vos compatriotes sont bien guignolesques quelques fois, avouez-le ; et je suis sûre que la moitié anglaise de votre sang doit me donner raison. Dites-moi bientôt comment cela se fait que vous soyez retourné si vite en Angleterre, lorsque je vous ai vu, vous pensiez rester plus longtemps en France ; j'espère bien que rien de fâcheux n'est venu contrecarrer la marche triomphale de votre course aux millions. N'ayant absolument rien d'intéressant à vous raconter, je vous quitte pour aujourd'hui, en espérant avoir bientôt de vos nouvelles.
Recevez, cher Monsieur, mes meilleurs souvenirs.
Fanny Ephrussi.
Jules me charge de ses compliments pour vous

 

.84. 14 septembre 1888 [vendredi] - Châlet (=) Ephrussi Meggen Lac des 4 Cantons -

Cher Monsieur,
Dès la réception de votre lettre, je me suis mise en campagne pour vous avoir des graines de quelques fleurs qui ornent le jardin de Meggen. Seulement j'ai bien peur que vous n'en ayez une grande désillusion, car le climat ne permet pas de cultiver des plantes rares, et comme nous n'avons pas de serre, nous nous bornons à des ambitions fort modestes. Je vous envoie une petite boîte contenant quelques graines et comme ce ne sont que des fleurs que l'on trouve partout, je crois que vous pouvez vous passer de toute indication spéciale quant au choix de l'emplacement. Si un jour vous arrivez réellement au Châlet (=) et que vous y voyez une plante qui vous plaise, graines et boutures sont toujours à votre disposition. Je serai très fière d'avoir pu contribuer à l'embellissement de St Clair et bien contente si ces fleurs vous font quelque fois penser à la personne à qui vous les devrez.Notre séjour tire sur sa fin, non que j'en sois lasse, mais Jules est impatient de partir, car le temps couvert est (=) triste l'énerve. Nous avons pourtant ces derniers jours fait de fort jolies promenades avec mon ami Springer* de Vienne qui est venu nous voir avec voiture et 5 chevaux et nous a menés dans les environs avec une vitesse incroyable. Il est reparti et pour le moment, le Châlet (=) n'a pour hôtes que les dames Cahen et Heimendahl, Mess. Schlumberger et Bourget. Tout ce monde nous quitte dans huit jours et nous-mêmes pensons entreprendre notre petit voyage en Provence le 24. Jules est obligé d'être rentré à Paris la mi-octobre, nous avons laissé de côté le projet de Naples et nous nous contentons de visiter un coin de France qui nous est inconnu. Je crois que nous commencerons par Avignon, Arles, etc. Comme nous changerons très souvent de domicile, je ne puis vous indiquer d'adresse à partir du 24 mais des lettres adressées à 2 pl. des Etats-Unis me seront toujours transmises exactement.
J'espère que vous serez à Paris à notre rentrée et que vous prendrez souvent le chemin de la place des Etats-Unis.
Recevez, cher Monsieur, de Jules et de moi, mille amicaux souvenirs.
Fanny Ephrussi.

*Springer : famille de banquiers autrichiens dont certains sont fixés à Paris comme les Ephrussi, auxquels ils sont alliés : Gustave Springer (celui de la voiture à 5 chevaux ?) épouse une Koenigswarter (la mère de Fanny est également une Koenigswarter) et leur fille Cécile épouse Eugène Fould, le fils de Thérèse Ephrussi-Fould

87. sans date - vignette "Ma parole" - sans enveloppe

J'avais deviné la surprise que vous me ménagiez, elle ne m'a pourtant pas amusée moins (=). Ce qu'il y a de plus drôle, c'est que le premier mot d'occasion que j'avais employé était aussi "Ne riez pas"*, seulement l'adresse n'était pas rue de Turin. Voici le volume de Leopardi, il est triste mais bien beau.
A bientôt, j'espère, Cher Monsieur, et tâchez d'être à Paris le 12. Mille Amitiés.
Fanny Ephrussi.

*Ne riez pas : cette vignette est celle qui manque pour avoir douze vignettes de la même série, l'explication de cette absence est donnée ici


89. sans date - carte de visite Madame Jules Ephrussi J'espère que vous gagnerez avec le lot beaucoup d'argent et par la machine du bon café.. Amitiés

 

90. sans date - lundi

Cher Monsieur,
Je vous envoie enfin ci-joint les couvercles pour la machine à café et de la glycérine savonneuse, remède souverain pour avoir des mains de satin même en hiver. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.


91. sans date - carte vignette Ecoutez!

Cher Monsieur,
Il paraît que vous n'avez remarqué mon absence hier soir qu'au moment où vous vouliez m'offrir le bras pour descendre l'escalier, c'est bien flatteur ! Voulez-vous venir dîner chez nous vendredi prochain, nous partirons ensemble pour la représentation du Cercle. Nous allons ce soir voir Jean Beaudry (avant-scène b), venez m'y apporter votre réponse. Recevez, Cher Monsieur, mes sincères salutations*.
Fanny Ephrussi.

*la froideur cérémonieuse des sincères salutations fait penser à une date précoce (1877-1879) pour ce mot


92. sans date (/1882-1885/) - lundi - 68 rue du Faubourg St Honoré

Cher Monsieur,
Je reçois à l'instant le mot ci joint de Mme Gonse* qui remet la visite de mercredi à une autre jour. Je m'empresse de vous en informer et en même temps de vous rendre votre liberté pour après-demain jusqu'à 7½ heures, car vous savez que vous dînez chez nous et que nous allons ensuite voir Madame la Diable. A demain soir et pas trop tard, j'espère. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*Madame Gonse : probablement Madame Louis Gonse (directeur de la Gazette des Beaux-Arts, Goncourt 1887), ce qui date ce mot des années 1885-1887


93. sans date - mardi - pneumatique, cachets postaux illisibles

Cher Monsieur,
Voulez-vous nous faire le plaisir de venir dîner chez nous lundi prochain, le 24 à 7½ heures. Vous trouverez quelques amis et entre autres Strauss* dont je vous ai parlé. Je compte donc sur vous et j'attends avec impatience une bonne réponse. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*Deudon avait sans doute déjà rencontré Emile Straus en 1883 (lettre 112), ce mot est donc antérieur à 1883

94. sans date - mercredi - papier uni - [hiver 1881-1882 ?]

Cher Monsieur,
Suivant votre désir, j'ai pris pour vous une carte d'abonnement pour les concerts du Trocadéro, et vous me devez la somme importante de 30 frs. Vous venez dîner demain rue de Monceau, je pense, j'en suis bien aise, car je trouve que l'on vous voit fort peu cet hiver. Dans tous les cas, je compte sur votre visite lundi soir pour prendre une tasse de thé avec quelques amis. Bourget est toujours souffrant et je crois qu'il serait bien content si vous alliez le voir. Mille bons souvenirs.
Fanny Ephrussi
.

95. sans date - jeudi - 68 rue du Faubourg St Honoré - [1885 au plus tard ]

Merci, Cher Monsieur, des livres que l'on me remet à l'instant, vous avez fait ma commission on ne peut mieux et je vous demande pardon de mes reproches de hier soir. Merci aussi du livre de Spencer que je vous renvoie ci-joint, il m'a vivement intéressé (=). Qu'est-ce que vous conseillez après cela de lire en fait de sérieux ? Réfléchissez et trouvez-moi quelque chose.
A ce soir et mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

 

96. sans date - jeudi - pneumatique - cachets postaux illisibles

Cher Monsieur,
S'il y a quelqu'un au monde qui me gâte, c'est bien vous ! Aussi vos magnifiques roses me font-elles le plus grand plaisir. J'en ai rempli tout l'appartement qui a absolument l'air de la demeure de la fée aux roses. Aussi je ne puis attendre jusqu'à ce soir pour vous remercier, car j'ai été trop ravie de votre envoie (=). Merci donc mille fois et croyez que je sais apprécier votre amabilité à sa juste valeur, ce qui est beaucoup.
Fanny Ephrussi

 

97. sans date - vendredi - carte lettre écrite au crayon

Cher Monsieur,
Vous êtes tout ce qu'il y a de plus aimable et grâce à vous je serai très élégante partout où l'on se sert d'une lorgnette. Aussi, je vous remercie beaucoup. Je vous envoie ci-joint trois volumes de Leconte de Lisle, vous pouvez les garder tout le temps qu'il vous plaira. A bientôt, n'est-ce pas ?
Merci encore et mille bons souvenirs.
Fanny Ephrussi

 

.98. sans date - vendredi (1883?)

Cher ami,
Comment allez-vous ? Etes-vous malade ou seulement un peu souffrant ? J'espère que cela n'était rien et que vous n'êtes pas au lit. Faites-moi dire ce que vous avez et si je puis vous envoyer quelque chose. Ma cuisine est à votre disposition. Faites-moi aussi dire si vous pensez rester chez vous encore quelques jours et si une dame (moi, par exemple) peut venir vous voir. Soignez-vous et remettez-vous aussi vite que possible. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi

 

.99. sans date - vendredi - 68 rue du Faubourg St Honoré

Cher Monsieur,
Vous êtes, si je ne me trompe, grand admirateur de Kate Greenaway* ; permettez-moi de vous offrir une de ses créations en forme d'éteignoir.
Je vous renvoie en même temps avec tous mes remerciements le livre de vers anglais, que j'ai lu avec un grand plaisir.
N'oubliez pas que c'est aujourd'hui mon jour. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*Kate Greenaway 1846-1901 : une femme aux multiples talents artistiques – ses illustrations de livres anglais pour enfants sont connues de tous - on voit par cette lettre de Fanny qu’elle s’essayait aussi à la décoration

 

100. sans date - samedi

Cher Monsieur
Je vous envoie ci-joint vos deux livres. Celui que j'ai lu m'a de plus en plus interressé (=) et je vous suis très reconnaissante de me l'avoir prêté. Je voulais vous remercier ce soir de vive voix pour les renseignements sur le Dr Guyot, malheureusement nous ne pourrons venir dîner chez ma belle-mère. Imaginez-vous que ce pauvre Jules a eu à partir de 2 heures des crampes d'estomac, avec mal de mer et que lorsqu'il est parti pour le bureau, les douleurs n'avaient pas encore disparues (=), avec cela, le malheureux est obligé d'aller au bureau et à la Bourse, Porgès étant à Dieppe. J'espère qu'il va bien à l'heure qu'il est, mais je suis bien ennuyée de ce retour de son vieux mal que je croyais guéri.
Mais je ne veux pas vous fatiguer par mes doléances ; il ne me reste plus qu'à admirer votre constance politique* que vous affichez jusque dans la couleur de votre adresse sur le papier à lettres.
A bientôt j'espère. Recevez, Cher Monsieur, mes salutations amicales.
Fanny Ephrussi.

*constance politique : Charles Deudon était considéré comme républicain, l'adresse devait être en rouge.

 

101. sans date - samedi

Cher Monsieur
Je vous envoie ci-joint l'Ecclesiaste et un volume de Sully-Prydhomme et je vous prie de venir dîner chez nous avec les Nittis et les Sichel*, Lundi le 15 à 7 heures.
J'espère que vous me donnerez tantôt une bonne réponse en venant dîner, malheureusement Loulia est souffrante et Albert Cahen m'écrit à l'instant qu'ils ne viendront ni l'un ni l'autre. Il vous faudra faire d'autant plus de frais pour ne pas faire trop remarquer les vides. A tout à l'heure.
Fanny Ephrussi.

*Sichel : les frères Sichel tenaient un magasin d'objets d'art d'Extrême-Orient. Goncourt trouvait toutes les qualités à Madame Auguste Sichel.

 

102. sans date - samedi matin - papier et enveloppe unis

Cher Monsieur et ami !
Vous a-t-on déjà dit que vous êtes un calmant parfait ? Il paraît pourtant que c'est le cas, car Worms permet à Ignace de vous voir, et lui défend de voir tous ceux qui pourraient l'agiter. C'est vrai que Ignace avait le choix parmi plusieurs et vous a choisi parce que vous lui semblez le plus agréable. Il vous prie donc de venir le voir aujourd'hui, même entre l'exposition Marquis* et l'assemblée générale. Il vous attend sur les deux heures.
A demain pour le déjeuner et n'oubliez pas la lettre de Mad. Earle.Mille amitiés.
Fanny Ephrussi

*Marquis : François Marquis n'était pas seulement un collectionneur estimé d'objets japonais ou d'objets français du 18e s. (dons au Musée du Louvre), il était d'abord un " négociant en thés et fabricant de chocolats " - Goncourt parle de lui comme d'un commerçant fortuné du Boulevard - par une facture conservée, on voit qu'il vendait aussi des objets japonais - impossible de savoir quelle est l'exposition à laquelle se rend Charles Deudon.


103. sans date - samedi matin

Cher ami,
J'ai demandé de vos nouvelles à tous les amis, sans obtenir de renseignements précis. Pourtant, je sais que vous avez du chagrin et j'aurais bien voulu vous dire combien je prends part à tout ce qui peut vous arriver d'heureux et de cruel dans la vie. Vous savez que j'ai pour vous une amitié sincère et profonde et c'est mon excuse pour l'indiscrétion que je fais en vous écrivant. Je suis bien tourmentée de vous savoir des soucis et il me tarde d'avoir de vous, de votre état moral et physique des nouvelles authentiques.
Je sais que vous allez retrouver les Bérards, ce qui est très bien, car ils vous aiment beaucoup et rien n'est plus doux lorsque l'on est triste, que de se savoir entouré par une véritable affection.
Reviendrez-vous à Paris en quittant Wargemont ou irez-vous encore en Angleterre ?
Jules vous fait dire mille bonnes choses et moi, je vous envoie, cher Monsieur, mes souvenirs affectueux.
Fanny Ephrussi.

 


104. sans date - samedi - cp illisible (1882 ??)

Cher Monsieur,
Croyez que je prends une part vive à votre chagrin et que je comprends parfaitement que vous ne vouliez pas être des nôtres ce soir.J'espère que nous vous verrons bientôt et que vous n'oublierez pas qu'il vous reste d'autres amis sincères et dévoués, et j'espère que vous nous comptez au nombre.
Je vous serre la main.
Fanny Ephrussi.

*ce chagrin pourrait être la mort de Dumarest, 9.1.1882

 

105. sans date - samedi - vignette "Bonne nouvelle" - carte et enveloppe

Cher Monsieur,
Le plum-cake est un rêve et je vous prie de transmettre à votre domestique mes remerciements. S'il soigne son maître comme il soigne sa pâtisserie, vous êtes vraiment bien heureux.
A ce soir et jusque là, encore une fois merci et mille bons souvenirs.
Fanny Ephrussi.

 

106. sans date - dimanche (8 janvier 1882 ? ci)
le 16 janvier tombe un lundi en 1882 et 1888; 1882 est le plus probable

Cher Monsieur,
Ci-joint je vous renvoie enfin la nouvelle Revue avec tous mes remerciements. Je viens en même temps vous prier de nous réserver le lundi 16 janvier. Nous avons réuni quelques amis à dîner et j'espère bien que vous serez des nôtres. Si je ne vous vois pas ce soir, n'oubliez pas que vous m'avez promis de venir nous faire une petite visite demain dans la soirée. J'ai passé hier une soirée charmante chez les Caraby où je me suis amusée comme une "petite Reine".A bientôt et mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

 


107. sans date - dimanche

Cher Monsieur,
Vous m'avez fait hier soir une charmante surprise en m'envoyant les ravissants petits abats-jours ; je les ai trouvés en rentrant d'un grand Nap (=) chez Mme Henri* et je les ai inaugurés de suite. J'espère que vous me donnerez bientôt l'occasion de vous remercier de vive voix et vous n'oubliez pas notre engagement pour mercredi. Mille amitiés.
Fanny Ephrussi.

*Mme Henri : Mme Henri Fould ?

 


Acte de mariage de Fanny von Pfeiffer et Jules Ephrussi, 2 juillet 1876

Wiener jüdische Gemeinde Trauungsbücher 1876 Innere Stadt Wien, Zahl 699.

Geheiratet am 2 Juli 1876 in der Vorstadt Heitzing.
Delegation vom Rabbinate Odessa 4 Mai 1876.
Totenschein des seligen Herrn Louis Moses MERTON in London, gestorben 18 Jänne 1874 dort.
Julius Ephrussi, Kaufman aus Odessa, 30 jahre, ledig, geboren 2 August 1846
Eltern : Leon Ephrussi, seligen Angedenkens und Minna geborene Landau
Franziska Dorothea, gewöhnlich Fanny Merton, geborene von Pfeiffer, geboren aus Wien, Schottenbastei 12, 24 Jahre, 2 Jahre Witwe, geboren 7 Februar 1852
Vater : Joseph, Ritter von Pfeiffer, königlisch württembergischer Hofrat, Banquier in Wien
Mutter : Fanny geborene von Königswarter
Beistande : Joseph Ritter von Pfeiffer
Ignatz Ritter von Epstein
Die Übereinstimmung von Wort zu Wort im Kopier-Text aus dem jüdischen Rabbinatsmatriken in Wien wird bestätigt.

Relevé communiqué par le Pr. Hanns Jägger-Sunstenau, Vienne


EPHRUSSI Ignace 1849-1908 né le 15 mars 1848 à Odessa, mort à Paris le 1er décembre 1908, 11 avenue d'Iéna. Son décès est déclaré par le consul de Russie (Serge Zarine) qui le dit domicilié en Russie. Il est mort célibataire et n'a semble-t-il exercé aucune activité professionnelle - amateur de femmes, il apparaît comme un joyeux compagnon, prompt à tomber amoureux, bon fils, bon ami. On pouvait trouver (avril 2003) chez un antiquaire spécialisé dans les armes anciennes, deux paires de pistolets, lui ayant appartenu (coffret marqué à son nom), d’une valeur l’une de 5 850 US$ ; l’autre de 16000$ US.

 

108. 31 juillet 1880 [samedi] - 81 rue de Monceau

Très cher ami,
Il y a bien dix jours que je suis sans nouvelles de vous. Je me demande si c'est de ma faute et si je ne vous ai pas écrit pour répondre à votre lettre du 19 juillet ? N'importe, vous auriez dû m'écrire ! On ne néglige pas ainsi un ami qui va faire quelques centaines de lieux (=) pour le plaisir de vous retrouver ! Car entre promettre et tenir, chez vous autres Gascons ou Normands, il y a l'espace du ciel à la terre, tandis que nous autres russes,
nous sommes fidèles à nos promesses. Ceci, mon petit chéri, à votre adresse pour avoir abandonné si aisément le projet de voyage à pied à travers le Tyrol avec votre très humble serviteur. Cependant, ce projet a bien des chances d'être exécuté par moi-même, dussiez-vous me lâcher définitivement. J'ai trouvé encore un compagnon de voyage très sympathique, notre ami Bernstein Nous partons d'ici le 4 août au plus tôt et le 6 au plus tard. Notre première étape sera Beatenberg près d'Interlaken où j'ai rendez-vous avec ma mère qui doit arriver là-bas le 3 ou le 4 (elle quitte Plombières le 2 août) pour retrouver la petite Fanny*. De là, je vais au Righi et, entre le 12 et le 14, je compte arriver à St Moritz. Une dépêche que je vous lancerai vous fixera au juste à cet égard et j'espère qu'il ne vous sera pas trop difficile de trouver à nous loger pour quelques jours seulement. Notre ami Gustave Dreyfus qui est dans ce moment à Andorno, près de Turin, à se morfondre dans le sein de sa famille, ne demandera pas mieux, je le crois, de saisir un prétexte pour les quitter et nous lui avons écrit hier lui demandant de venir nous rejoindre et de s'associer à nous dans notre excursion à travers les montagnes. Nous croyons qu'entre le 15 et le 18 pouvoir nous remettre en route, en partant de St Moritz et de faire le trajet par la Bernina et le Stelvio. D'ailleurs nous vous donnerons de plus amples détails à notre arrivée et si, pour vous décider à compléter notre bande, il fallait faire la concession d'une légère déviation dans notre marche route (=), je ne doute pas arriver à une entente En vous joignant à nous, cher ami, ce sera une partie carrée, tout à fait selon vos goûts !… vous qui avez fait vœu d'abandonner le beau sexe ! N'interprétez pas mal ma pensée, car je vous vois sourire, et vous vous dîtes, mais ce garçon-là, c'est du Geryonisme qu'il me propose ! Charles, le Polonais* par excellence, fait des ravages à Vienne. Je ne sais pas s'il vous écrit, ce n'est pas dans ses goûts d'écrire à des amis sans e et il n'aime pas perdre son temps. Il doit bientôt quitter Vienne pour aller en Bavière, je crois, et finalement, il rejoindra ma belle-sœur quelque part à Münich je crois, pour la réunir avec ma mère. Quant au lieu de la première réunion de ma famille, je ne le connais pas encore, peut-être que ma mère pourra me le fixer quand je la verrai à Beatenberg - c'est là aussi que j'attends de vos nouvelles, cher ami et mon adresse est : Kurhaus Beatenberg près Interlaken.- Vous avez dû recevoir des lettres de faire-part de Montefiore*. Est-ce assez réussi cette rédaction ? !Toute la famille sera là pour la bénédiction nuptiale qui aura lieu en leur hôtel .Aujourd'hui, j'ai du monde à déjeuner : Madame Ernesta Stern s'est invitée elle-même, en me désignant et les personnes que je devais convier et le menu que j'avais à commander pour midi précise au Café Anglais. Convives : Elle et lui et eux, ces derniers représentés par Mrs. Bonnat, Louis Cahen, Jules et moi. Je regrette que vous ne puissiez pas être des nôtres et vous le regretterez bien plus nous en connaissant le menu : Des œufs brouillés aux tomates, Côte de veau "pommes Nana", Cailles rôties et des pêches Condé pour la bonne bouche. Que dîtes-vous de cela ? Est-ce assez corsé ? Ce sont surtout les pommes "Nana" qui vous font venir l'eau à la bouche… mais non !… j'oublie que vous ne voulez plus connaître les femmes à ce point de vue là et surtout les Nanas !
Au revoir cher ami, Jules me charge de toutes ses amitiés pour vous. Ma meilleure poignée de main. A vous.
Ignace Ephrussi.

[PS 1] J'ajoute un mot, mon cher Impressionniste, pour vous dire que vous m'êtes sympathique, malgré toutes les Nanas dont Ignace veut à toute force que vous fassiez fi. Mon pauvre Deudon, est-ce vrai ? You don't say so !! Ecrivez-moi bientôt ou tout est rompu entre nous. Je passe le crayon à L. Cahen. L. Bonnat.
[L. Cahen n'a rien écrit]
[PS 2] Batignolles demande après vous. Mille amitiés. Jules [Ephrussi].
[PS 3] Café anglais. Ernesta.

* Montefiore : Edouard Levi Montefiore, marié à Emma Cahen d'Anvers et dont la fille Hélène se marie le 3.8.1880 (lettre 45) avec un monsieur de Ricci, non identifié
*Charles le Polonais : Charles Ephrussi a quelque fois été qualifié de polonais (par ex. Painter en 1966) bien qu'il soit clairement établi qu'il est né russe et mort russe ; comme cette lettre d'Ignace est restée inédite jusqu'à ce jour (2005), il faut en conclure que cette réputation était bien établie sans qu'il soit possible de savoir pourquoi


109. 21 décembre 1883 [vendredi] - Paris, 81 rue de Monceau

Cher ami,
Une légère indisposition m'ayant retenu au lit, la réponse à votre lettre a subi quelques jours de retard et il se peut qu'elle ne vous parvienne pas du tout, grâce à la vie vagabonde que vous menez au-delà des Alpes. La description que vous me faites de Naples me donne une envie très grande de faire comme vous dîtes "avant de mourir" le voyage, de voir ces rives enchanteresses. Heureusement, en ce moment je me sens fort peu l'envie de "lâcher la rampe" comme dirait Madame Colombier, l'auteur du livre qui a défrayé pendant un jour ou deux la conversation de ce qu'on appelle "le tout Paris". Vous avez du lire dans les journaux parisien la scène tragi-comique à laquelle cette publication, aujourd'hui à sa 6ème édition, a donné lieu entre Sarah Bernhardt et la nommée Colombier ! Quel scandale ! Et combien le caractère français est léger pour en faire la question du jour ! Cela tient peut-être aussi à la monotonie dans laquelle nous vivons. Rien de saillant, ni dans le monde qui s'amuse, ni dans le monde politique. Le Tonkin est une scie dont nous serons bientôt débarrassés, je l'espère, car avec les renforts qu'on doit expédier et les avantages conquis en dernier lieu contre les Pavillons Noirs, je crois qu'on ne tardera pas de (=) civiliser ces contrées et quant à la Chine, je ne crois pas qu'elle risquera l'éventualité d'une guerre dont l'issue ne peut pas être douteuse pour elle. Notre ami Cernuschi va assez bien. Tout le monde chez moi se joint à moi pour vous serrer la main et vous dire que nous sommes tous désireux de vous voir bientôt de retour. A vous.
Ignace Ephrussi.

 


EPHRUSSI Jules 1846-1915Jules Ephrussi est né le 2 août 1846 à Odessa, a épousé Fanny von Pfeiffer le 2 juillet 1876 à Vienne, est mort le 23 mai 1915 à Paris, 2 place des Etats-Unis - banquier, il administre avec ses oncles Michel et Maurice et leur associé Théodore Porgès la filiale française de la banque Ephrussi.

 

110. 5 août 1880, lundi - Paris
Charles Deudon est à StMoritz, Hôtel Victoria

Mon cher ami,
J'étais enchanté de recevoir votre charmante lettre de samedi. Vous voilà de nouveau à StMoritz ce "site enchanteur". Si vous saviez quelle envie j'aurais de passer quelques jours avec vous ! Malheureusement, c'est impossible et je suis encore pour trois semaines ici. Porgès prend ses douches à Aix-les-Bains, et je suis seul au bureau. Ignace est parti le 3e*, il est aujourd'hui à Beatenberg près Interlaken chez ma mère et sera probablement à St Moritz la semaine prochaine. Ma femme reste à Landro encore 10 jours et se rendra ensuite à Lucerne où Charles l'accompagnera à partir de Münich. Lucerne sera le rendez-vous général de toute la famille Ephrussi. Je dîne très souvent à Versailles, chez ma tante, avec les Fould*. Hier, j'ai dîné chez Mme Ernesta à Ville d'Avray. Ce soir, je dîne chez Bignon avec mon cousin Victor* et nous allons après aux Français entendre le Gendre de M. Poirier en bravant une chaleur qui sera très probablement tropicale. Nous n'avons jamais vu cette pièce ! Que dîtes-vous de ma jeunesse ? Vous trouverez ci-inclus un journal qui vous fera rire, c'est leste mais c'est intéressant comme signe des temps. C'est vraiment scandaleux. Dire que l'on trouve ces cochonneries dans tous les kiosques pour 10 centimes !

Ecrivez-moi ce que vous faîtes de beau là-bas. Avez-vous été dans le Laguard ou à la Diavolezza ? Quels Parisiens sont là-bas ? Faites-vous d'agréables connaissances ? Je compte pour sûr que vous viendrez nous rejoindre à Lucerne vers le 25 ou 26, du reste personne de nous ne doute de vous ! Pas la moindre nouvelle de Cernuschi : vous écrit-il ?
Je vous serre la main bien sincèrement, cher ami, et suis votre bien dévoué,
Jules Ephrussi

*le 3e : entendre le 3 août
*ma tante : Thèrèse Ephrussi, madame Léon Fould
* mon cousin Victor : Victor Ephrussi, fils de Ignaz et Emilie Porgès

111. 18 septembre 1882, lundi

Mon cher ami
J'ai reçu ce matin votre lettre, écrite sur un horrible papier d'un café de Rouen, contenant votre précieux envoi, qui m'a rendu mon calme et dont je vous remercie beaucoup. Vous avez en somme plus de chance que nous ici avec le temps, car ici il fait gris et la température change à chaque instant, j'ai un rhume à raison de six mouchoirs par jour. Ainsi, hier avec Camus malgré l'assistance nombreuse, on a été assez terne et la société chique (=) brillait presque seulement par son absence. Ma femme vous remercie de l'article de la Justice. Elle dit qu'elle trouve bien normal que les "Corbeaux"* vous plaisent parce que tout le monde dit que la pièce est mauvaise.
Il n'y a rien de nouveau à Paris, on parle toujours énormément des succès anglais en Egypte. J'ai vu ce matin Mr Goldschmidt de Londres, qui revient de St Moritz avec sa famille, il a demandé de vos nouvelles. Ma mère et Charles sont en route pour Berlin, Ignace est ici et connaît déjà chaque rôle des "Corbeaux" par cœur !

Ma femme me charge de mille choses pour vous et nous vous prions de faire nos amitiés à vos hôtes. J'espère que vous ne resterez pas trop longtemps là-bas et vous serre la main bien amicalement. Votre tout dévoué.
Jules Ephrussi.

*Les Corbeaux : pièce de Henri Becque, créée en 1882
*le monogramme du papier : la gerbe de blé rappelle l’origine de la fortune Ephrussi, commerce en gros (
grosshandlung) des grains


112. 5 septembre 1883 [mercredi], 6h du soir - Lucerne, Schweizerhof

Enveloppe adressée aux bons soins de M. Albert Cahen, Chalet Cahen - Gérardmer, Vosges*.

Mon cher ami !
Je reviens à l'instant de Meggen et suis charmé de trouver vos charmantes lignes de hier. Comme je compte être dimanche soir ou lundi matin au plus tard à Paris, il est plus que probable que vous n'aurez pas le bonheur de me voir en Suisse ; j'espère par contre que vous reviendrez bientôt à Paris et que nous y dînerons souvent ensemble pendant mon veuvage. J'ai quitté ma mère hier à Ragatz, en bonne santé ; les eaux de là-bas lui font très grand bien. Ignace est arrivé hier à 2h et ma mère me télégraphie qu'elle lui trouve fort bonne mine. J'ai aussi de très bonnes nouvelles de ma femme. Il fait assez mauvais temps ici, malgré cela, j'ai passé 4 heures à Meggen. Le chalet est sous toit et il a fait de très grands progrès depuis notre dernière visite de fin juillet. Je crois que cela sera très joli, du moins cela me fait cet effet.
Je compte aller passer la journée de demain au "Bürgenstock" ou (=) je retrouverai les Ganderax, Strauss et Mme Bizet. Ce soir, je dîne avec St Marceaux qui m'est très sympathique.
Mille amitiés à tous nos amis à Gérardmer. Je vous serre la main bien cordialement et vous dis à bientôt.
Votre dévoué, Jules Ephrussi.

* le chalet de Gerardmer : cette maison existe toujours – elle a été transformée en hôtel dans le cadre d’une chaîne de chateaux-hôtels – Guy de Maupassant y rencontra Marie Warchavsky avec qui il eut une liaison (voir Warchavsky, Les Relations mondaines) et la chambre où il est supposé avoir dormi est disponible, elle s’appelle "Bel Ami" (Le Figaro, 23-24 août 2003)
* Saint-Marceaux : René de Saint-Marceaux (1845-1915), contemporain de Jules Ephrussi, sculpteur, exposition au Musée d’Orsay – à l’époque où Jules E. écrit cette lettre, Saint-Marceaux n’est pas encore marié avec Marguerite Jourdain (mariage en 1892) dont le salon sera fréquenté surtout par des artistes, peintres et sculpteurs et sera évoqué par Proust sous les couleurs du salon Verdurin – mais rien ne prouve que Jules Ephrussi parle de René de Saint-Marceaux


113. 11 décembre 1883 [mardi]
Charles Deudon est à Naples

Mon cher ami,
Deux mots seulement pour vous dire que votre charmante lettre nous a fait beaucoup de plaisir et pour vous prévenir aussi que nous comptons partir Dimanche matin, 16 courant, pour Lucerne. C'est naturellement une tournée d'inspection du Châlet (=) Ephrussi. Il nous faudra probablement passer 48 heures à Lucerne. Je vous dis tout cela pour que, si par hasard vous passez par Lucerne Lundi ou Mardi prochain (ce dont je doute fort), vous demandiez après nous au "Schweizerhof". Rien de bien nouveau à Paris, il fait un temps superbe et 8° de chaleur, avant-hier il y avait 4° au dessous de 0 ! Je viens de chez Mitsui 8 rue Martel , où j'ai vu de très beaux papiers que je veux employer pour le châlet (=), Mitsui nous a montré de bien jolis objets et nous a parlé de vous. Il vous aime !
Ma femme me charge de mille amitiés pour vous et je vous serre la main très cordialement. Votre bien dévoué.
Jules Ephrussi.
Ignace vous fait dire bien des choses, il va très bien, Dieu merci.

 


EPHRUSSI Marie (1853-1924 )

Cette Marie ou Macha Ephrussi, qui semble vivre encore chez sa mère, est le dernier enfant de Charles Joachim (qui a donc plus de 60 ans à sa naissance), qui épousera vers 1885 le colonel-comte Guy Maurice de Percin (descendance). Maman est Henriette Halperson, 1823-1888

 

.114. 4 mars 1883 [dimanche] [Paris] - (cp)

Cher Monsieur,
Maman me charge de vous prier de nous faire le plaisir de venir dîner chez nous vendredi prochain, le 9 mars.
J'espère que vous n'aurez pas comme d'habitude des amis chez vous, et que nous aurons le plaisir de vous avoir. Mille amitiés.
Marie Ephrussi.


FOULD Thérèse Prascovie Bacha née Ephrussi 1851-1911

Née le 10 octobre 1851 à Odessa, morte le 22 mars 1911 à Paris 1er, fille du second mariage de Charles Joachim Ephrussi, elle épouse (1875) Léon Fould, banquier - c'est elle la tante chez qui Jules Ephrussi dîne très souvent à Versailles (lettre 109) - son fils Eugène épouse Mitzi Springer (également portrait par Renoir) - une de ses petites-filles, Liliane, épouse Elie de Rothschild. Fanny Ephrussi parle (lettre 47, 24 août 1880) du merveilleux portrait de Madame Eugène Fould : ce portrait est passé en vente chez Christie le 7 novembre 2003 et a atteint le prix de 480 000 $ qui a été considéré comme modeste - le portrait de Thérèse Ephrussi-Fould par Renoir doit être à peu près de la même période puisque Thérèse a 29 ans en 1880 – ce portrait est actuellement dans une collection particulière

115. sans date (1880 probable - cx) - Versailles

Cher Monsieur,
Vous seriez bien aimable de venir dîner avec nous Lundi prochain en très petit comité. Il y a bien longtemps qu'on ne vous a vu et vous devez un compte exact et détaillé de vos expéditions en Suisse- j'espère que vous serez à même de satisfaire notre curiosité Lundi.Mille bonnes amitiés du ménage.
Thérèse Fould.